Cette nouvelle très vaguement steampunk a été écrite pour un appel à textes. Probablement un peu à l’écart du thème, elle n’a pas été acceptée. Pourtant je me permets de la trouver plutôt pas mal, au moins assez cohérente dans son écriture.
Elle m’a été inspirée par une vague lecture de détails sur des recherches archéologiques dans les dernières décennies… Mais je n’en dis pas trop. En tout cas j’avais envie d’écrire quelque chose sur le thème de l’histoire, ce qu’elle révèle et ce qu’elle cache. J’espère que cela vous plaira !
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Un trou dans l’Histoire
Des âges sombres, l’Histoire n’a rien retenu, prévenait le livre ouvert sous les yeux de Mlle Lyne Tempel.
Mais elle ne voulait pas se contenter de cette réponse.
C’était une soirée calme. Une lampe à cristaux jetait sa lumière tranchante sur le bureau de Mlle Tempel. Des livres s’y ouvraient, consciencieusement remplis de marque-pages. Des feuillets sagement empilés y affichaient des lignes d’une écriture soignée. À côté de la table de travail, on trouvait deux bibliothèques de gros volumes d’histoire, classés par taille et apparence, puis thème et auteur. Cependant, ce qui dans ce bureau attirait vraiment l’œil, c’était une grande vitrine en face de la porte d’entrée ; il y trônait un gros livre couvert de percaline rouge, au titre en lettres d’or :
L’Épopée des Premiers Temps
Histoire des origines de notre peuple
recueillie dans les chroniques anciennes
et mise au goût du jour pour le délassement du public
par
Mlle Lyne Tempel
De part et d’autre du gros livre, étaient étalés des exemplaires de La Revue savante et mondaine, la gazette qui avait prépublié le texte en feuilletons.
Sur le mur autour de la vitrine, des gravures à l’eau-forte illustraient les principales scènes historiques du livre : le peuple asservi aux tyranniques Étéens ; le grand chef guerrier, le libérateur, Arcaï, menant la révolte des opprimés ; le départ du peuple dans une flotte puissante ; la rencontre, sur les rivages de Sohol, avec les Niyadiens cannibales ; puis la guerre finale, victorieuse, contre les Niyadiens.
De temps à autre, Mlle Tempel quittait les ouvrages de référence étalés sur son bureau, jetait un œil à la vitrine, et soupirait.
Six mois plus tôt, la parution de son livre en feuilleton, puis en volumes, l’avait rendue célèbre. Lyne Tempel avait bien une petite notoriété en tant qu’élégante mondaine d’Arcaiof ; mais la gloire littéraire, c’était autre chose. C’étaient les lecteurs l’abordant dans la rue, la félicitant publiquement. C’étaient des missives reçues par centaines et débordant d’éloges. C’étaient les articles de critique célébrant sa « leçon d’histoire instructive et passionnante », son « sens de la narration », son style « fort et plaisant », sa personne même, « conteuse aussi savante que fascinante ». Même les Vânder, les mages qui dirigeaient l’Empire, parlaient de lui décerner une médaille civique pour son travail d’historienne. Bref, depuis six mois, un sentiment de fierté l’habitait en permanence ; et cette extase, elle la devait à son livre.
« Mais je ne pourrai jamais écrire la suite », songea-t-elle, découragée. « La suite n’existe pas. »
Elle se rappela l’entrevue avec le rédacteur de La Revue savante et mondaine, qui lui avait demandé une suite. Il la voyait paraître dans son journal, en feuilletons de deux pages chacun, comme le premier volume ; et il se promettait un succès phénoménal. Lyne Tempel, qui se sentait inarrêtable, avait dit oui. Ils avaient convenu d’un délai : six semaines pour tracer le plan général et écrire le premier feuilleton, puis une semaine pour chaque livraison de deux pages. Lyne Tempel avait acquiescé. Sept jours pour écrire deux pages de journal (soit quatre à six de manuscrit bien dense) ne lui faisaient pas peur : en général il lui en fallait trois.
Sa méthode de travail était imparable. Elle s’installait à son bureau, ouvrait une grosse compilation commentée des principales sources historiques, et le relisait rapidement tout en sirotant un thé ou un vin chaud. Au fil de la lecture, elle notait tous les détails pittoresques, les vies, les gens, les historiettes. Puis elle écrivait, transposant les anecdotes historiques dans le style grandiloquent des romans à la mode. C’était ainsi qu’elle avait procédé ainsi pour tout son premier volume, « preuve qu’un travail régulier engendre le succès », aimait-elle à dire à ses admirateurs.
Mais là, impossible.
Elle avait fait son plan et rassemblé sa documentation pendant cinq semaines. Il lui en restait une pour écrire le premier feuilleton. Elle avait prévu de le consacrer aux « âges obscurs », cette période floue entre la chute de la famille d’Arcaï, le libérateur, il y avait sept cent cinquante ans, et l’arrivée sur le trône du premier empereur, cinq cents ans plus tôt. C’était une époque difficile à traiter, mais elle voulait en parler. Écrire seulement un feuilleton. Deux pauvres pages.
Or ses sources ne disaient rien.
« C’est comme si ces deux siècles et demi n’avaient pas existé, se dit Lyne Tempel. Je pourrais passer directement à la période moderne… Mais ce n’est pas une idée qui m’enchante… Les modernes sont si peu pittoresques. Ce n’est qu’intrigues, traités, industries, commerces… et quand il y a des guerres, elles sont beaucoup moins poétiques que la lutte d’un peuple libre contre les Niyadiens cannibales. » Plus profondément, elle ressentait comme un malaise à l’idée de ce manque dans l’histoire, d’un trou dans la succession harmonieuse des temps. Si elle pouvait combler ce vide… Mais allait-elle imaginer le passé ?… C’était contraire à sa méthode ; d’ailleurs en était-elle capable ?…
Pour se détendre, elle se leva du bureau et alla un instant contempler sa vitrine, espérant trouver une nouvelle motivation dans le spectacle de son propre succès.
Ses yeux glissèrent sur l’un des numéros de La Revue savante et mondaine où son texte s’étalait en colonnes serrées. Sur la colonne de gauche, rubrique « Nouveautés scientifiques », un entrefilet disait :
« Chronomancie ». – Le mage Aller Vand Rosch, connu pour ses recherches sur l’hypnose sous cristaux de hauts arcanes, vient de fonder une nouvelle discipline magique : la krystallochronomancie ou plus simplement chronomancie. Selon ses dires, un sujet sous hypnose magique pourrait avoir des visions du passé, d’une exactitude déconcertante. L’Académie des Mages d’Arcaiof a répondu à cette annonce par un avertissement : Aller Vand Rosch agit en marge de la communauté magique et ses annonces sont à prendre avec la plus grande précaution.
– Voir le passé par magie, mais c’est exactement ce qu’il me faudrait, s’écria Lyne.
La rubrique était signée « A. F. » : Arved Fruh, probablement, un des employés du journal. Était-il trop tard pour lui rendre visite ? Par la porte-fenêtre de son bureau, Lyne jeta un regard à l’étendue d’Arcaiof, la capitale ; enrubannée de vapeur, enluminée de réverbères, elle vrombissait des bruits de fiacre. Dans les quartiers périphériques, ronflaient en sourdine les brouhahas et martèlements de pas des employés d’usine. Il tombait une neige fine, qui se changeait en gadoue presque dès qu’elle touchait le pavé. Le théâtre, au premier plan, scintillait des mille feux de ses cristaux, concurrençant les illuminations majestueuses du palais Polstad, siège de l’Empereur et des Vânder.
Les spectacles commençaient : il devait être neuf heures du soir. Arved, comme les autres petites mains de La Revue, travaillait à ses articles et entrefilets jusqu’à dix heures environ. Lyne Tempel mit un manteau et fit quérir un fiacre par sa femme de chambre.
Vingt minutes plus tard elle était au siège de La Revue. Arved, un jeunot bigleux qui nourrissait pour Lyne un amour mal caché, lui confia aussitôt l’adresse du mage Aller Vand Rosch ; « un drôle de coco, mademoiselle », la prévint-il.
Dans le fiacre qui la ramenait chez elle, elle rédigea une missive élégante qui conviait M. Aller Vand Rosch à une entrevue, soit chez elle, soit dans un salon de thé, pour discuter de ses recherches qu’elle trouvait passionnantes. Sur son perron, elle héla un des courriers, les jeunes messagers qui sillonnaient la capitale, et lui confia la lettre pour le mage.
Tout irait bien. Il lui restait six jours pour écrire son feuilleton.
La réponse d’Aller Vand Rosch lui arriva le lendemain en fin de matinée.
Mademoiselle,
Je suis très intrigué par votre proposition. Rencontrez-moi au Salon des Orangers, près du Polstad, à 15 heures.
Lyne Tempel fut exacte au rendez-vous, parée, poudrée, en élégante robe de ville. Dès qu’elle entra dans le Salon des Orangers, elle se rendit compte qu’elle détonnait dans cet établissement bas de gamme ; les orangers de son nom se résumaient deux arbres peints sur une fresque imitant un piteux trompe-l’œil, et le thé servi, quoique de belle couleur, était fort, amer et sans arôme. Lyne en resta surprise. Elle n’imaginait un Vand commettre une telle faute de goût.
Quand son regard tomba sur le mage Vand Rosch, elle comprit. Mal rasé, hirsute, affublé d’un costume étriqué et d’un haut-de-forme trop grand, les traits agités de tics nerveux, Aller Vand Rosch avait tout du mage marginal, de celui qui se livre à la science jusqu’à perdre contact avec le monde réel. Il avait dû choisir le salon de thé au hasard.
– Mlle Tempel ? fit-il quand elle approcha.
– Mage Vand Rosch, le salua-t-elle.
– C’est bien moi, prenez place, je vous offre quelque chose ? dit-il en entreprenant de fouiller ses poches en quête d’une bourse.
Lyne insista pour l’inviter ; à l’idée de ne pas payer, les traits du mage se détendirent légèrement.
– J’ai lu un article sur votre discipline, la chronomancie, expliqua Lyne, une fois commandées deux tasses de Quared Noir (ils n’avaient pas de Varasha), avec des rôties et de la confiture. J’aurais aimé en savoir plus…
– C’est que c’est très flatteur. Moi qui croyais que la recherche sur les cristaux, ça intéressait que les mordus dans mon genre… pas les célébrités comme vous !
– Ainsi, votre technique permet de revoir le passé ?
– Tout à fait, fit Aller Vand Rosch avant de mordre à belles dents dans une rôtie. Je prends des cristaux de hauts arcanes, reprit-il la bouche pleine. Je les charge de magie, avec des incantations que j’ai inventées. Avec ce matériel, je plonge mes sujets dans une hypnose transcendantale. La magie des cristaux, ça libère leur esprit. Ils semblent dormir, mais dans leurs songes, ils peuvent voir des choses, des gens, des lieux, qui ont bien existé et qui n’existent plus aujourd’hui.
Il avala une gorgée de thé et eut une grimace. Il est vrai que la qualité était exécrable.
– Le but, à terme, c’est de voir le futur. Je travaille à d’autres incantations pour ça. Mais il me faut aussi des sujets plus doués, des personnes psychiquement… éveillées.
– Vous pouvez donc m’aider à voir le passé ?
– C’est l’idée. Vous voulez quoi ? Revoir un parent décédé ?
– La chronomancie… A-t-elle une limite dans le temps ?
– En principe, non. Pourquoi ?
– J’aimerais remonter assez loin dans l’histoire.
– Assez loin, jusqu’où ?
– Sept ou huit siècles.
Le mage Vand Rosch écarquilla les yeux.
– Vraiment ? Pour quoi faire ?
– Vous savez que je suis historienne.
– Personne dans Arcaiof ne l’ignore !
– Or l’histoire de notre pays se divise en trois âges, poursuivit Lyne. D’abord, les premiers temps, quand notre peuple s’est établi sur la côte et a combattu les Niyadiens. Puis les âges obscurs. Ensuite, la période moderne. Dans mon livre, j’ai traité le premier de ces âges. Aujourd’hui j’aimerais enquêter sur les âges obscurs.
– Et vous avez besoin de moi pour ça ?
– Vous voyez, sur les premiers temps, nous possédons de nombreux documents : les Mémoires du libérateur Arcaï lui-même, les chroniques de l’époque, qui rendent compte des batailles menées contre les barbares Niyadiens… Mais les âges obscurs ? On sait qu’ils ont existé, c’est tout. Nous n’avons pas un texte. Ces âges sont oubliés. C’est une idée que j’ai du mal à supporter… Car l’oubli, c’est la perte du passé… non, se corrigea-t-elle en rayant la phrase précédente sur une page imaginaire, l’oubli, c’est du temps qui meurt.
– Oh, joli, murmura son interlocuteur.
– Aussi ne puis-je admettre que l’histoire de notre pays, notre histoire, subisse une telle agonie, poursuivit-elle sur le ton enflammé qu’elle réservait d’ordinaire à ses pages.
– Si je résume, vous voulez voir la vie des gens d’ici il y a cinq cents ans.
– Plus précisément, j’aimerais entrevoir le début des âges obscurs. Cela nous amène à sept cent cinquante ans.
– Pour écrire votre livre ?
– Pour écrire mon livre.
Aller Vand Rosch hocha lentement la tête. Pourtant, le mage hésitait encore.
– Vous savez… En général, les gens qui demandent à faire de la chronomancie veulent revoir leurs parents morts, ou leurs aïeux… Ils ne retournent pas des siècles en arrière. Enfin, la fiabilité… n’est pas certaine.
– Mais ce voyage est-il possible ?
– C’est moins un voyage qu’une vision… Mais, techniquement, oui. Vous seriez la première à essayer.
– Est-ce dangereux ?
– J’ai vu des personnes un peu troublées.
– Je tente le risque, affirma Lyne Tempel, sûre de sa propre solidité d’esprit.
Ils conclurent donc l’affaire. Contre un paiement de trois mille ducats impériaux – il fallait bien financer la recherche – le mage offrirait à l’historienne une vision du passé. Dès le surlendemain, Lyne rassemblerait des informations inédites pour un article d’anthologie. Elle se sentait sereine. Il lui restait cinq jours pour écrire son feuilleton.
L’expérience eut lieu dans la salle principale d’un appartement lumineux. Cinq cristaux, de presque un mètre de hauteur, disposés en pentacle autour d’un lit, luisaient d’une étrange couleur. Lyne approcha la main de l’un d’entre eux : l’air, tout autour, vibrait curieusement, comme parcouru de tensions invisibles.
– Ne touchez pas, lança Aller Vand Rosch. C’est des cristaux de hauts arcanes.
– Pardon, dit l’historienne.
– Allez, prenez place.
Lyne s’étendit dans la couche au centre du pentacle.
– Voilà comment ça va se passer, dit Aller Vand Rosch. Je vais réciter une incantation. Vous allez vous endormir, puis vous réveiller…
– Dans les âges obscurs.
– Oui. Il y a sept cent cinquante ans. Le gros talisman ici, précisa le mage en montrant le cristal dressé entre le lit et la fenêtre, c’est lui qui sert à évoquer le passé. Autant vous dire qu’on va aller aux limites de ses capacités aujourd’hui.
– Quand je dormirai, que verrai-je ?
– Une journée normale. Comme si vous entriez dans le passé. Vous pourrez toucher des choses, parler à des personnes, interagir avec des disparus. Mais cela n’aura aucune incidence. Ces gens, ces objets, après votre départ, ils vous oublieront. Ce que vous aurez accompli dans leur époque s’effacera, et vous n’aurez été qu’une vision pour eux, comme ils ne sont qu’une vision pour vous.
Le mage lui fit fermer les yeux, et l’expérience commença.
Au début, elle entendit très distinctement la voix aigrelette du magicien qui énonçait l’incantation. Puis les mots se fondirent. Ce fut qu’un bruit, qu’un trouble dans son oreille, dans son esprit. Son cœur ralentit. Elle s’enfonça. D’abord, dans le noir. Puis, dans la vision.
Elle se vit plongée dans une image tremblante.
Tout était gris, à perte de vue, avec une barre noirâtre et mouvante à l’horizon ; et Lyne devina que c’était la mer. Elle sentit ses mains, ses pieds, mordus par le froid. Le ciel, gris pâle, semblait bizarrement hachuré, strié. Lyne comprit qu’il neigeait.
En même temps le froid, le vent, le crépitement des flocons sur sa peau, toutes les sensations lui parvenaient estompées, comme si elle s’était perdue dans un tableau inachevé, esquisse du réel.
Elle fit quelques pas vers la mer, s’enfonçant jusqu’à mi-jambe dans le manteau blanc. À travers la tempête de neige, elle apercevait au loin une muraille de bois, des tours, un fortin battu par les vents.
« Arcaiof. Ma ville », se dit-elle avec une véritable émotion. Elle regarda mieux. « L’Arcaiof des âges obscurs. Pauvre. Humble. Luttant face à la mer contre les éléments. » Déjà elle notait de quoi nourrir ses descriptions.
Elle marcha, dans la neige, vers la ville, un temps indéterminé – plongée dans la vision elle n’avait plus la notion du temps. Les portes étaient ouvertes, une foule se pressait pour entrer ; Lyne passa dans la cohue. Elle tâcha de relever l’apparence, la taille, la tenue des personnes qui piétinaient ainsi à l’entrée de la ville. Mais les figures restaient vagues, les couleurs comme effacées. Elle garda seulement l’impression d’une plèbe tout en brun et gris, vêtue de laine, de cuir, de fourrure.
En même temps Lyne sentit vibrer dans cette foule une émotion particulière. Il s’y montrait des visages souriants, il s’y criait de joyeux appels, il y tournait des brocs pleins d’un liquide brun qui devait être de l’alcool, on s’y interpellait, on se pressait d’aller dans un lieu, d’un pas dégagé, d’un air heureux. « De l’enthousiasme, pensa-t-elle. Non… de la liesse », se corrigea-t-elle. Comme Lyne traversait cette foule qui célébrait elle ne savait quelle fête inconnue, une femme vêtue d’une tunique orangée la héla. Lyne s’arrêta, surprise. La femme lui dit encore quelque chose, qu’elle ne comprit pas. Mais elle s’approcha.
– … toi… pas d’Arcaï… seule ? voyage ?… déchiffra-t-elle dans une marée de mots incompréhensibles.
– Pardonnez-moi ? répondit Lyne. Je ne suis pas sûre de bien vous saisir, mais effectivement, je voyage, je suis seule.
La femme à son tour fut surprise. Elles échangèrent encore quelques paroles embrouillées, avant de comprendre l’une et l’autre qu’elles parlaient la même langue, le parler d’Arcaï, seulement avec des intonations, des structures, des flexions totalement différentes. Car Lyne employait le langage de son siècle, et l’inconnue un dialecte vieux de plus de sept cents ans. Rapidement l’une et l’autre évacuèrent de leurs phrases tous les termes complexes.
– Toi à Arcaï pourquoi ? Voir triomphe roi, victoire sur Terentir ?
Lyne fit signe que oui, à tout hasard.
– Roi, bientôt arriver. Après, grande fête. Ouvert à tous. Dans le temple. Toi venir ?
– Oui, oui, répondit Lyne à cette femme qui, non sans condescendance, lui baragouinait sa propre langue.
– Viens ! dit alors l’inconnue, et elle entraîna Lyne jusqu’à des gradins couverts où des notables, assis, contemplaient d’en haut une large avenue. De part et d’autre de la rue, le peuple en masse s’amoncelait, la foule grossissait, se plaquait aux palissades qui la séparaient de l’allée, attendait dans un brouhaha enthousiaste.
Alors, dans le lointain, des buccins sonnèrent.
La foule poussa, d’une seule bouche, un cri, très grave, qui entonné par des milliers de voix résonnait dans le sol et vibrait dans les corps. Bientôt il se mua en un hymne puissant, scandé de mains claquant, de pieds frappant, un chant à faire trembler la terre. Lyne, sans y songer, se mit à battre le rythme.
L’armée apparut, et le chant se brisa en acclamations désordonnées.
Quatre piquiers ouvraient la marche, couverts de cottes de cuir renforcées de métal, et haussant leurs enseignes dans l’air neigeux : des autours, ailes déployées, en fer forgé. Lyne reconnut l’antique symbole de son peuple. Puis vinrent des régiments de cavaliers, que la foule applaudit à tout rompre ; on scanda le nom de leurs capitaines, on leur jeta des pétales de fleurs séchées, on les éclaboussa du vin de la victoire. On dansa dans la foule et sur les gradins. La femme qui guidait Lyne s’était levée et, fervente, tapait des mains en entonnant les mêmes airs que le peuple.
Enfin, le roi s’avança, dans une armure d’apparat, sur un destrier caparaçonné, dont les naseaux fumaient dans le froid. La foule soudain hurla et chanta si fort que Lyne, portée par la ferveur collective, se sentit exaltée comme ce peuple, triomphante avec lui, et elle se leva et entonna l’hymne, célébrant la victoire, le pays, son pays, sa victoire. Elle eut à peine un regard pour les richesses qui suivaient le roi, coffres d’argent, idoles de bronze, statues de marbre, tout un butin de guerre pris sur le pays vaincu. Il passa aussi dans le cortège une file de prisonniers, les bras liés, le cou dans les fers, et leur présence humiliée servait encore à magnifier le triomphe.
Une arrière-garde de fantassins acheva le défilé, puis l’avenue se vida ; toute la foule, spectateurs des gradins compris, se mit en branle, marchant vers le nord de la ville.
– Toi, lança sa guide à Lyne, bien chanté ! Comme si toi d’ici ! Grande fête, maintenant, vin et viande. Venir ?
– Oui ! s’exclama la jeune femme, la gorge sèche d’avoir tellement chanté.
La femme en tunique orange mena Lyne à travers la foule. On s’écartait sur leur passage, non sans déférence, et l’historienne, qui reprenait peu à peu ses esprits, se dit que sa compagne devait tenir un rang important.
Elles entrèrent, avec le reste du peuple, dans une bâtisse de brique et de bois qui était ce que la ville avait de plus vaste et luxueux. Là, devant une sorte d’estrade couverte d’un rideau lamé d’or, brûlait un feu immense, qui lâchait sa fumée dans le ciel, par un trou ménagé dans le toit. Autour de cet âtre, des tables avaient été dressées, et la foule y prenait place avidement. À chacun des convives, des serviteurs distribuaient une miche de pain, une écuelle et une coupe vides. En passant la porte, la femme en tunique orange s’inclina face au voile de l’estrade. Lyne l’imita docilement.
Quand tout le peuple fut installé, le roi reparut. Il avait quitté son armure et revêtu un habit de cérémonie brodé d’or et de vermeil. Lui aussi s’inclina face au voile de l’estrade, puis tira son épée, l’éleva devant le voile. Le peuple alors éclata en nouvelles acclamations, car l’épée était rouge.
– Sang des ennemis ! s’écria la guide de Lyne.
« Quelle coutume fruste, songea cette dernière avec un brin de dégoût. Mais enfin, l’époque que je visite est plus âpre et brute que la mienne, et c’est ce qui fait son charme. » Mentalement, elle commençait à bâtir un récit qui mettrait en valeur ce détail pittoresque.
Le roi, cependant, faisait un discours. Il s’exprimait dans une langue particulièrement archaïque, dont Lyne ne comprenait que peu de termes. Elle saisit, dans l’ensemble, qu’il s’agissait de remercier les dieux, cachés derrière le voile de l’estrade, et qu’en leur honneur des sacrifices avaient été faits (ce qui fit applaudir, presque rugir l’assistance). Une partie du butin défila de nouveau au pied de l’estrade : les coffres d’argent, les idoles, les chaînes qui avaient servi à lier les prisonniers. Sur ce, le souverain déclara qu’il était temps, en consommant le sacrifice, d’unir la cité dans la foi et la joie de la victoire.
– Gloire ! cria le peuple. Arcaï, gloire ! La cité, gloire !
Les serviteurs commencèrent à distribuer la nourriture. Lyne, comme des centaines d’autres, tendit son écuelle. On lui servit du brouet très salé, des légumes, de la viande rôtie, on remplit sa coupe d’un alcool âcre qui râpa son gosier habitué au thé de luxe. Elle chercha en vain une fourchette ; voyant sa compagne saisir la viande avec les doigts et la manger, elle l’imita. Du jus lui coula bientôt sur les mains et le menton.
L’alcool tournait sans s’arrêter. Les cris, les chants des banqueteurs résonnaient haut et fort, semblaient s’élever dans le ciel avec la fumée de l’âtre, avec l’odeur de la viande qui rôtissait sur les broches. Lyne se sentait transportée d’une joie irrépressible. Même si tout n’était que vision, elle partageait un repas avec, sinon les personnages de son livre, du moins leurs descendants. De temps à autre, elle fixait l’un de ses voisins, et l’imaginait, dans l’une de ses pages, voguant auprès du héros Arcaï, après avoir secoué le joug des tyranniques Étéens. Prise d’une idée, elle se tourna vers sa voisine et demanda :
– Ici, c’est Arcaï. Mais nom de la ville, c’est nom d’un héros, pas vrai ? Arcaï, puissant chef. Toi te rappeler ?
– Rappeler quoi ?
– Peut-être toi pas connaître ? s’inquiéta Lyne. C’est vieille histoire…
– Moi, connaître vieilles histoires ! s’agaça soudain la femme. Moi aide archiviste !
Elle montra sa tunique orange, probablement un uniforme insigne de sa fonction.
– Légendes. Histoires. Traditions. Moi tout connaître. Et Arcaï : nom de ville ici, dit-elle fermement. Parfois aussi nom de roi, mais car roi de ville. Pas contraire.
– Pourtant, insista Lyne Tempel, Arcaï nom chef puissant, grand héros… avant, très longtemps avant…
– Quand, avant ?
– Quand peuple d’Arcaï part de chez les Étéens.
La femme sembla perplexe. Lyne crut qu’elle ne s’était pas assez bien exprimée et, énervée de devoir communiquer par bribes, ajouta pour s’expliquer :
– Quand Arcaï a vaincu Niyadiens.
– Comprends pas, fit la femme.
– Je veux dire, quand peuple d’Arcaï a battu Niyadiens.
– Quoi ? Folle ! Pas possible !
Elle prit le temps de chercher ses mots, pendant que Lyne finissait son assiette.
– Étéens, peuple loin, parfois guerre avec Arcaï, mais jamais nous « partir » de chez eux. Vieux conte, avant, dire ville d’Arcaï née de sol, habitants nés de terre. Arcaï toujours ici.
– Je… je ne saisis pas, dit Lyne, incapable de découper ses phrases plus longtemps. Est-ce que… mais… Le peuple d’Arcaï a bien été asservi par les Étéens, c’est dans les chroniques… et puis, les guerres contre les Niyadiens ?
– Guerre contre Niyadiens ? Folle ! Toi rien comprendre. Arcaï, ville, et Niyadiens, nation.
Leurs écuelles étaient vides ; un serviteur passant près d’elles les resservit abondamment.
– Peuple d’Arcaï, c’est Niyadiens.
Lyne en resta foudroyée de surprise.
Elle se leva, brusquement, et regarda son écuelle remplie de viande, puis ses doigts tachés de jus brunâtre, comme tous ceux des banqueteurs, tous ceux de ce peuple, son peuple.
Et elle quitta la table en courant, se précipita dehors, se jeta dans la neige, elle frotta sur ses doigts sales de pleines poignées de neige.
Lyne Tempel sortit d’un coup de sa transe, en sueur, palpitante.
– Alors, contente de votre petit tour dans le passé ? lui lança Aller Vand Rosch.
Elle ne dit rien. Elle le paya, muette. Elle se jeta presque dans le fiacre prêt à la ramener chez elle.
Il lui restait trois jours pour écrire son feuilleton.
Mlle Lyne Tempel passa le lendemain à ruminer, enfermée dans son bureau.
Elle ne voulait pas penser à sa vision, ne pas s’en souvenir, mais son esprit, malgré elle, y revenait sans cesse. Elle tenta de se mettre au travail, sans trop savoir, encore, si elle raconterait ce qu’elle avait vu. Elle but deux thés, coup sur coup, noirs, très forts. Elle passa à l’alcool, voulant s’étourdir, écrire dans la légèreté de l’ivresse. Mais même l’alcool ne pouvait soulager son angoisse.
Tout ce qu’elle avait toujours cru était faux.
Arcaï, le guerrier libérateur ? Il n’avait jamais existé. « Arcaï », ce n’était pas le prénom d’un héros, mais l’ancien nom de sa ville ; et celle-ci n’était pas le refuge d’esclaves révoltés, mais un fortin tenu par des anthropophages. Car les Niyadiens, les sauvages aux mâchoires souillées de chair humaine, emblèmes du chaos, c’était son peuple.
Sur cette vérité son pays se mentait depuis plus de cinq siècles.
Lyne devinait comment ce mensonge collectif était né. On pouvait supposer que la ville d’Arcaï, rattachée au royaume des Niyadiens, avait un jour fait sécession. Il y avait probablement eu une guerre entre la cité et le reste du pays. Les dirigeants locaux auraient alors voulu, à grands coups de propagande, se détacher des Niyadiens en se réclamant d’une autre origine. Peut-être avait-on récupéré la fiction d’un poète génial, qu’on avait promue au rang de vérité, jusqu’à tromper des générations de chroniqueurs et d’historiens…
Et Lyne considérait, dans sa bibliothèque, ses compilations de sources historiques avec une aversion grandissante. Les Mémoires d’Arcaï : une imposture. Les chroniques des premiers temps : des élucubrations. Quant à son propre livre, celui qui lui avait procuré la gloire… Il ne faisait que coudre les mensonges des autres, avec le fil blanc d’une écriture pompeuse.
Tout était à rayer et à réécrire.
Elle le pouvait encore. Elle avait encore le choix de jeter au feu ses plans et ses brouillons, de reprendre la plume pour raconter son étrange expérience. Elle y songea, sérieusement. Elle se vit écrire, dans un style sobre et clair comme l’eau, un texte où elle dirait la vérité, l’envoyer à la Revue et le faire publier.
L’article, certainement, ferait grand bruit. Trop de bruit, peut-être.
Lyne Tempel, comme femme de lettres, avait toujours été consensuelle, peu critiquable et peu critiquée. Et voilà qu’elle songeait à déclencher le scandale ! Cette révélation lui attirerait les foudres des savants, des érudits, des patriotes. Lyne s’imagina, en championne de la vérité, affronter des légions de détracteurs. Un instant elle se complut dans cette vision : elle s’y donnait la même pose que celle qu’adoptait, dans ses pages, le héros Arcaï affrontant les légions de Niyad… Mais elle devinait ce que cette lutte impliquait. On la dénigrerait en public, dans les journaux, dans les salons, dans la rue. On la traiterait de folle. Elle serait bannie de la vie mondaine, interdite de publication, peut-être ?… et bientôt sans ressources. Alors elle connaîtrait la marginalité.
Lyne ne put fermer l’œil de la nuit.
L’aube la trouva dans son bureau, migraineuse, assise devant sa feuille toujours blanche.
On lui annonça un courrier, elle se leva pour le faire entrer. Le messager portait un billet du rédacteur de La Revue savante et mondaine : Chère amie, j’attends les premières pages demain soir au plus tard, pour publication du feuilleton. Veuillez agréer, etc. Lyne revint s’asseoir à sa table de travail. Il lui restait trente-six heures pour écrire son feuilleton.
Elle perdit cinq minutes à masser ses yeux rouges et cernés. Puis elle prit la plume. Trente-six heures.
Alors, à la lueur blafarde de l’aube, Mlle Lyne Tempel recopia sur son manuscrit :
Des âges sombres, l’Histoire n’a rien retenu.
Et elle sauta directement à la période moderne.
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