Coup de cœur littéraire : Georges de Peyrebrune

J’aimerais aujourd’hui vous raconter une histoire, l’histoire d’une autrice. Ça va être long, mais ça vaudra le coup.

Un coup d’ombrelle au Panthéon

1906. Les cendres d’Émile Zola sont transférées au Panthéon en grande pompe, et c’est une cérémonie où les ministres abondent et les écrivains pullulent. L’écrivain naturaliste déchaîne d’ailleurs toujours les passions, et à quelque distance, on entend des réactionnaires gueuler contre Zola le romancier de Germinal, le défenseur de Dreyfus. Le capitaine est là, d’ailleurs, pour saluer l’auteur de « J’accuse ». Et c’est bien ce que Grigori, un autre écrivaillon, prévoyait. Posté près de Dreyfus, il sort d’un coup un revolver, tire sur le capitaine, une fois, le tir est détourné, il appuie encore sur la gâchette et blesse Dreyfus au bras, que celui-ci avait levé dans un mouvement de réflexe. Son frère, Mathieu Dreyfus, se jette sur le tireur ; et d’ailleurs toute la foule lui tombe dessus, le frappant qui à coups de canne, qui à coups de poing, et une « toute charmante romancière » (expliquera Grigori lui-même plus tard) tente de lui balancer un coup d’ombrelle.

Récit du procès du responsable des tirs, qui se plaint, le choubidou, de ne plus pouvoir tirer tranquillou.

Dans cet article je pourrais parler de Zola, évoquer Dreyfus ou déchaîner ma verve contre Grigori le zozo nationaliste. Mais la personne qui m’intéresse, c’est la porteuse de l’ombrelle implacable : Georges de Peyrebrune.

Celle que le tireur qualifiera de « toute charmante ». On dirait qu’il parle d’une jeune fille pimpante et aguicheuse. Georges de Peyrebrune a en réalité 65 ans bien comptés, et c’est l’une des romancières les plus étonnantes qu’il m’ait été donné de lire.

Alors, aujourd’hui, j’ai envie de retracer comme je peux la vie de Georges de Peyrebrune, écrivaine de la Belle Époque, sensible, féministe, à la plume nette et à l’écriture sans faille.

De père inconnu

1841. À Sainte-Orse, un bled de Dordogne, sous l’œil de deux témoins analphabètes, un fonctionnaire enregistre à l’état-civil un bébé de sexe féminin. On sait quelle est la mère : Françoise Judicis, 30 ans, non mariée, fille d’un cordonnier d’un hameau du coin : Peyrebrune. On ignore qui est le père. Mais on sait que vit dans le pays un monsieur, un notable assez riche, protestant, d’origine anglaise : Georges Johnston, capitaine de cavalerie. Pas exactement un vert galant, cela dit : le sieur Georges Johnston est né en 1773. Assez tôt pour passer son adolescence pendant la Révolution, pour avoir reçu la première Légion d’honneur des mains de Napoléon, pour avoir pris sa retraite avant Waterloo.

André Vovard, « Le capitaine de cavalerie Georges Johnston (1773-1844) », Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 3e année n°1, 1910, p. 61-62.

Bref, on suspecte très fort que Françoise Judicis, 30 ans, a eu une fille d’un capitaine médaillé à la retraite de 68 ans. Si vous trouvez que ça pue, vous n’êtes pas pas le ou la seule. Aujourd’hui encore, l’idée perturbe tellement le site Geneanet qu’il préfère attribuer la paternité à Émile, le fils de Georges. Pour être honnête, on ignore qui est le père. De toute façon, aucun des sieurs Johnston, Georges ou Émile, n’est à la mairie pour éclaircir la situation. Le papa a refusé de reconnaître l’enfant.

En 1841, donc, le fonctionnaire de Sainte-Orse note tous les prénoms du bébé, car à l’époque on ne lésine pas sur les petits noms. La gamine se nomme 1/ Mathilde 2/ Marie 3/ Georgina (ce que je me permets de comprendre comme un coucou à Georges Johnston) 4/ Élisabeth. Et pour les patronymes ? On lui met un matronyme : Judicis. Pour compléter, le nom du hameau de sa mère. Ce qui donne Mathilde Marie Georgina Élisabeth Judicis de Peyrebrune.

La gamine disparaît dans les profondeurs de la Dordogne, et, à ce que j’ai compris, dans un couvent de bonnes sœurs où on lui donne une éducation mais pas trop quand même. Il ne faudrait pas qu’elle rate son destin d’épouse et mère. Certains racontent que la famille Johnston a payé pour cette éducation ; je ne sais pas , Georges Johnston est mort, en tout cas, quand la petite fille avait 3 ans, et Émile Johnston s’est marié avec une tierce deux ans plus tard. Mathilde Marie etc., MMGE dirons-nous pour faire court, n’aura jamais senti de présence paternelle. On ne sait rien de la présence maternelle.

De G. à Georges

On retrouve MMGE Judicis de Peyrebrune quand elle signe son contrat de mariage. C’est en 1860. Elle a dix-huit ans. Son mari, Paul Adrien Eimery, en a vingt-huit. Il est avocat, on le surnomme Numa.

Cette noce entre un avocat et MMGE, fille naturelle d’une fille de cordonnier, signifie sûrement pour l’enfant naturelle la sortie de la cambrousse, la montée dans la bourgeoisie de province. Elle signe son contrat, donc, d’un nom qui semble résumer cette fille abandonnée : G. Johnston de Peyrebrune. G comme Georgina. G comme Georges Johnston.

On ne va pas se mentir, le mariage de MMGE est sûrement un désastre. Seize ans plus tard on la retrouve à Paris, loin de la Dordogne, loin de son mari. Elle vit seule pendant que l’époux se morfond bien loin d’elle, et certaines sources disent qu’il est malade. Ce qui s’est passé, on ne le saura pas.

En tout cas, trente-trois ans plus tard, elle décrira implacablement dans un de ses romans un lendemain de nuit de noces. S’y regardent en chiens de faïence trois personnages : Jules le mari, pas méchant mais égrillard et tordu, Sylvère la femme, élevée dans la pudibonderie, et la grand-mère de Sylvère, qui l’a poussée au mariage sans jamais lui parler de sexualité. S’ils ne se disent rien de vive voix, leur trilogue mental est éloquent.

Lui pense :
— C’est dommage, elle est gentille cette petite Sylvère, mais un glaçon !… À peine formée, une gorge d’enfant, et une innocence ridicule ! C’est pas une femme ça ! […]
L’aïeule pense :
— Pourquoi l’ai-je entendue, toute la nuit, réciter son chapelet à haute voix ? Oh ! ces Ave Maria ce qu’ils m’ont brûlé goutte à goutte le cœur !… […]
Sylvère pense :
— […] Et j’ai crié au secours et personne n’est venu !… Oh ! grand’mère !… Et j’ai voulu m’enfuir et il m’a dit : Sylvère, Dieu vous ordonne de rester et de m’obéir… Je me suis rappelé les saintes qu’on livrait dans l’arène aux bêtes fauves, et j’ai récité mon chapelet en attendant la mort… Pourquoi ne suis-je pas morte ?…

Georges de Peyrebrune, Le Roman d’un bas-bleu, 1892

Retournons en 1876. MMGE Judicis de Peyrebrune est à Paris, et elle vit de la seule chose qui lui semble accessible : l’écriture. Elle publie et écrit des romans. MMGE ne s’appelle plus MMGE, d’ailleurs. Au regard de la loi, son nom est Mme Numa Paul Adrien Eimery. Ce qui doit lui courir sur les nerfs, si je peux me permettre. Du coup, elle signe sous plusieurs pseudonymes. Parfois elle signe Judicis de la Mirandole. Mais ses romans, elle les publie sous le nom de Georges de Peyrebrune.

Georges, comme Johnston, le père ou grand-père absent ; et Peyrebrune, le nom du village maternel, du bled de Dordogne où son grand-père fabriquait des chaussures. Son nom de plume, son nom de choix.

Du coup je me permets de trouver légèrement agaçant que certaines bases documentaires listent ses livres sous le nom de Mme Numa-Paul, quand bien même il est écrit en gros « Georges de Peyrebrune » sur la page de titre.

Dangereuse pour la jeunesse

Dans les années qui suivent, Georges de Peyrebrune devient à la fois une figure de la scène littéraire de la IIIe République et une artiste crevant de faim dans sa mansarde.

De 1876 à 1909, elle écrit non-stop. Elle publie beaucoup. Trente romans. Quasiment un par an, Amélie Nothomb-style. C’est qu’elle collabore à la très prestigieuse Revue des Deux Mondes, dont les étudiant.e.s en lettres ont pu entendre le nom parce que, entre autres, la revue a publié tous les auteurs et autrices romantiques connues des années 1830 : Georges de Peyrebrune fréquente la revue où Victor Hugo et George Sand prépubliaient leurs pièces. Elle publie dans La Vie populaire, le journal où Guy de Maupassant a donné La Parure et Émile Zola La Bête humaine. Elle utilise d’autres pseudonymes dans divers journaux. Elle mentore d’autres artistes, notamment des écrivaines, et correspond avec Octave Mirbeau, çui-là qu’a fait un roman adapté au ciné par Renoir et joué par Jeanne Moreau. Elle reçoit des prix, dont le prix Montyon de l’Académie française décerné aux œuvres morales (une récompense dont aimait beaucoup se moquer Honoré de Balzac quelques décennies plus tôt).

D’ailleurs, quand des écrivaines du journal La Vie heureuse (auquel elle collabore aussi) en ont marre que le prix Goncourt ne récompense que des hommes, et créent un prix La Vie heureuse qui se permettra de célébrer de temps à autre des femmes, Georges de Peyrebrune fait partie des créatrices, et du premier jury. Le prix s’appelle aujourd’hui prix Femina. L’an dernier il a récompensé Triste Tigre de Neige Sinno.

Elle vend, en plus. Elle a du succès !

Assez pour que l’Église catholique s’en émeuve, et qu’un abbé du nom de Louis Bethléem, je suis sûre que c’est un pseudo, cite ses livres comme des « romans mondains » à ne surtout pas laisser lire aux femmes et aux enfants, sinon Satan, et d’ailleurs « ce qui arrivera devant le trône de Dieu avec le plus lourd cortège de malédictions, ce sont les romans ». Le genre de jugements qui rend la lecture de Madame Bovary vachement plus excitante.

Mme Georges de Peyrebrune, nom de jeune fille de Mme Numa Eimery (1847-1917). Romancière qui, comme beaucoup d’autres déjà citées, est persuadée que l’amour peut être la seule préoccupation de la femme dans la vie. […] La Marcotte ; Victoire la Rouge ; Les femmes qui tombent vont jusqu’au libertinage.

L’abbé Louis Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire, 1904

Plongée dans l’oubli

Avec tout ça, Georges de Peyrebrune galère quand même à vivre de sa plume. Pas qu’elle n’ait pas tenté de s’en sortir. Elle demande à ses amis, à l’autrice Rachilde, à son poteau Mirbeau de bien vouloir sivouplaît lui faire de bonnes critiques. Comme elle apprécie pas mal Zola, et qu’elle a écrit dans ses articles que Zola était le top du top the very best, elle lui envoie une lettre pour lui demander des sousous de la Société des gens de lettres, que Zola préside. (Zola dit niet. Peyrebrune s’en vengera en caricaturant Zola en « Jupiter » dans une pièce satirique où défilent les autrices de son temps.)

Georges de Peyrebrune doit certainement craquer moralement ou physiquement, car à partir de 1909, trois ans après avoir foutu un coup d’ombrelle à un potentiel assassin de Dreyfus, elle ne publie plus.

En 1917, alors que la Première Guerre mondiale bat son plein et que des millions de soldats se font broyer sur le front, on apprend le décès de Georges de Peyrebrune, dans l’obscurité et la pauvreté. Ses cendres sont transférées, pas au Panthéon (ben voyons) mais au colombarium du Père-Lachaise, où le graveur écrit son prénom George, sans s, pas comme Georges Johnston, mais comme George Sand.

Elle quitte donc ce monde avec une faute d’orthographe sur sa tombe.

Un caveau plus obscur l’attend : l’oubli. L’anonymat, qui guette toujours les écrivaines après leur mort.

Bien sûr, on publie de Peyrebrune un roman posthume en 1920. On réédite même en 1921 son principal succès, Victoire la Rouge, qu’on qualifie de « roman populaire » (parce que l’héroïne est du peuple, je suppose). Et puis : rien. Quatre-vingts ans de pur oubli. Georges de Peyrebrune, figure de la scène littéraire de la Belle Époque, autrice de plus de trente romans, couronnée de trois prix littéraires, jurée et co-créatrice d’un quatrième, Georges de Peyrebrune disparaît dans l’oubli.

Au catalogue de la BnF, pas une seule édition d’un livre de Georges de Peyrebrune entre 1921, 4 ans après sa mort, et… 2009.

Remise en lumière d’une féministe paradoxale

Sur ce, arrivent les années 2000 et 2010, et la meilleure chose que l’Internet ait créée, Gallica, apparaît. Quand la BNF met en ligne une partie de son fonds, on redécouvre des auteurs mais aussi des autrices jusqu’ici reléguées en marge des histoires littéraires. Georges de Peyrebrune est exhumée et par la magie d’Internet, et par le travail infatigable de quelques spécialistes (Jean Paul Soccard, Lydia Haro de Hernandez, Nelly Sanchez), et par l’engagement de maisons d’édition féministes, comme les éditions Talents Hauts.

En 2023, je lis Victoire la Rouge, aisément le roman le plus célèbre de Georges de Peyrebrune. Il décrit la vie laborieuse et tragique d’une fille de ferme en Dordogne, violée trois fois, enceinte trois fois, travailleuse, candide et dure au mal. Et purée de palsambleu c’est l’un des meilleurs livres que j’aie jamais lus : naturaliste, social, touchant, lyrique, pathétique, merveilleusement écrit. Et féministe. #MeToo à la campagne au dix-neuvième.

Ne nous y trompons pas : Georges de Peyrebrune, c’est pas Mona Chollet. Oui, elle écrit dans des journaux et revues féministes. Oui, elle se proclame féministe, contrairement à ce que fera sa contemporaine et amie la « décadente » Rachilde. Mais son féminisme est, comme dit Jean-Paul Socard, l’un des rares chercheurs qui l’étudient, « indéniable et contradictoire ». À la lire, Georges de Peyrebrune paraît attachée à l’idéal conservateur de la femme comme bonne épouse, bonne mère, élevée dans la piété et pratiquant un catholicisme bon teint : une morale qui n’effarouche pas la ménagère catho de 1880. Il y a dans ses pages une espèce de fascination pour la Vierge Marie, la religion dans ses ors et ses encens, les robes blanches des novices du couvent et des premières communiantes. On trouve aussi dans Le Roman d’un bas-bleu une page terrible où l’héroïne (dont le nom, l’activité d’autrice, la situation maritale évoquent beaucoup l’autrice) critique la liberté des femmes, pour elle un miroir aux alouettes.

— Ma foi ! répliqua Sylvère, je préférerais [l’enfermement de la femme] à la liberté dangereuse qui lui est laissée. Elle en jouit moins que l’homme qui la lui a donnée. 

Georges de Peyrebrune, Le Roman d’un bas-bleu

Et pourtant.

Et pourtant, les héroïnes de Peyrebrune ont beau fuir le sexe et singer la pureté des madones, elles sont victimes de la libido déchaînée des hommes. Contraintes de désobéir à une morale que pourtant elles approuvent (parfois jusqu’à haïr l’idée même du sexe !), elles doivent accepter ou subir le désir masculin. Et c’est alors que la société les juge. Qu’on décrète que ces femmes sont « tombées », qu’on chasse de leurs cercles sociaux les bourgeoises, qu’on met à la porte les femmes du peuple, qu’on exclut les artistes, qu’on les désespère jusqu’au suicide. Dès 1880, Peyrebrune fait le constat amer que non seulement la société pullule d’hommes violents, mais aussi qu’elle protège les prédateurs et blâme leurs victimes.

[…] le plus sûr refuge de la femme, tentée par ses instincts ou ses besoins, contre la dépravation à laquelle les désirs de l’homme la condamnent, c’est la mort.

Georges de Peyrebrune, préface du roman Les Femmes qui tombent, 1882

Vous le lisez comme moi : Peyrebrune est peut-être moins féministe qu’on l’aimerait aujourd’hui, mais alors elle est misandre à en faire pâlir Pauline Harmange. Elle crie à la face des hommes la douleur de femmes blessées dans leur âme et dans leur corps.

… les hommes, ces chiens enragés de lubricité. J’ai été mordue, j’ai la rage, je mords…

Les Femmes qui tombent, 1882

L’homme semble ne vivre, travailler même, que pour un but : non l’amour de la femme, mais sa souillure.

Le Roman d’un bas-bleu, 1892

Messieurs qui lisez, pour une fois, c’est vous qui en prenez pour votre grade. J’en suis marrie pour vous ; je le serais plus si je n’avais pas lu tant de répliques qui tuent sur les femmes chez Victor Hugo, Balzac, Barbey d’Aurevilly, les notes débiles du traducteur de Virgile André Bellesort, etc. etc.

Mais du coup, Peyrebrune, féministe ou pas féministe ?

Les héroïnes de Peyrebrune sont des personnages qui croient, d’abord, à la vertu de la morale et de la religion. Et puis la réalité les frappe de plein fouet. Et les désole. Et les révolte. En sourdine on sent pointer une morale moins absurde, plus en rapport avec la nature : un ordre du monde où les violeurs seraient punis et les victimes consolées, où le mariage serait un choix et non un carcan, où l’amour ne serait pas uniquement affaire de possession, où on respecterait les femmes et les mères parce qu’elles sont femmes et mères. Et je passe sur sa révolte sourde contre les inégalités, son éthique du travail patient et épanouissant (aussi bien au bureau de la romancière qu’aux champs avec la paysanne), sa satire mordante des riches et des notables qui ne trouvent de plaisir que dans l’étalage de leur supériorité sociale.

Les réacs d’aujourd’hui croient que le féminisme naît de l’idéologie ; mais Georges de Peyrebrune a grandi dans une idéologie, la religion catholique et la morale conservatrice ; puis elle a vu la réalité en face, et la réalité l’a rendue féministe.

Du coup, c’est un peu lassant quand on voit des éditeurs (pourtant dans une maison de grande qualité) ménommer Georges de Peyrebrune, plaquant sur la couverture de la réédition de leur livre son troisième prénom de Georgina.

Comme s’il fallait que Peyrebrune, cette femme si furieuse contre les hommes, ait à prouver qu’elle n’était pas un homme.

Après cela, allons tous et toutes lire Georgina Sand et Georgina Eliot.

Bureau des malédictions ~ nouvelle inédite

Chers et chères lecteurs et lectrices, j’ai reçu un refus. Encore.

J’ai une bonne excuse : c’est pour une maison d’édition modeste, ils ont reçu très probablement un nombre de manuscrits à trois chiffres, ils en ont retenu 10. Face à l’afflux de propositions il est bien normal que le cœur de l’éditeur ou de l’éditrice parle et je comprends qu’il ait préféré s’adresser à d’autres qu’à moi. J’avais d’ailleurs envoyé une autre nouvelle à cette maison, reçu un autre refus, et lu quelques manuscrits refusés d’autres écrivain.e.s. Le constat est pour moi assez clair : entre cette maison et moi, ça ne matche pas. Non que je n’aime pas ce qu’ils font, c’est très bien en général ; non qu’ils détestent mes productions, ils y voient des qualités, mais ils préfèrent lire des choses que je n’écris pas et je préfère lire des choses qu’ils ne publient pas. Nous éprouvons l’un et l’autre plutôt de l’estime mutuelle que du grand amour ; or un petit éditeur doit toujours sélectionner des écrits qu’il adore plutôt que ses plans textuels réguliers. N’empêche : je suis blasée. Le fameux égo sourcilleux de l’écrivain/vaine réagit en se roulant en boule et en clamant « c’est trop injuste » tel le proverbial Calimero. J’ai déjà dit que ce blog, visité par trois clampins et ma maman, était mon espace d’expression préféré pour râler, donc je râle, et en termes choisis encore : gneuuuuuuuuh. ELLE ETAIT BIEN MA NOUVELLE.

Mais vous, lecteur ou trice, si vous aimez ma prose vous pouvez vous réjouir, car un refus pour moi produit un texte de plus à lire sur mon blog ! D’autant que le thème de l’appel à textes était si strict que si j’avais ambitionné de placer ma nouvelle ailleurs, j’eusse amplement galéré. Or donc, je poste cette nouvelle sur mon blog, et vous pouvez vous en régaler les yeux. C’est de la fantasy, ça se passe dans un service public un peu particulier, y a des démons bureaucrates, un peu d’amour et une réécriture insidieuse d’épopées indiennes. J’ai d’ailleurs comme à mon habitude conçu une sublime couverture et mis en page le PDF, que vous pouvez visionner télécharger ci-dessous. (Vous serez prié d’ignorer le filigrane Canva sur la couverture, j’ai pas pu payer en ligne pour l’effacer.)

Et si vous n’aimez pas ma prose, eh bien, profitez du bon air, dansez sur de la musique qui vous plaît, allez boire un thé, un café, un ouzo ou une bière. D’ailleurs je vais me pointer à l’arrache aujourd’hui au salon Imagibière où des auteurs et autrices de renom et talent vont parler de sorcières en buvant de la bière artisanale. Que du plaisir.

Un défi : finir

Quand vous commencez à écrire dans l’enfance et que vous caressez naïvement l’idée d’en faire une occupation majeure de votre vie, personne ne vous prévient que vous aurez à jongler avec le temps.

Et que la paresse est rarement permise. Que le dilettantisme se paiera. Que vous ne pouvez pas trop traîner à moins de voir vos collègues publier des brouettées de romans et nouvelles pendant que vous galérez sur votre chapitre 4.

J’ai le défaut d’être paresseuse. Beaucoup. Du coup, j’ai beau être une autrice à vendre, je n’ai pas masse d’articles à étaler à la vue du chaland. Autre de mes nombreux défauts : les idées. J’ai trop d’idées. Je sors parfois du métro ou du boulot saisie par la vision d’une nouvelle g-é-n-i-a-l-e dont l’incipit me fourmille au bout de la plume. (Et ce que l’idée soit effectivement originale ou complètement revue et bidon : la créativité ne fait pas l’originalité.) Hélas, une fois devant mon fichier Word, barbouillant dans la bouillie des mots, je vois les points faibles de mes inspirations, les personnages trop plats, les situations incohérentes, les univers mal définis, et je perds courage. L’incipit écrit avec ferveur s’achève sur un fichier immaculé. Je ne finis pas.

Il en résulte que j’ai dans mes tablettes plein de débuts de nouvelles, de novellas, de romans achevés mais pas bien ficelés (et que, du coup, je n’ai montrés à personne).

Pour cet automne, j’ai décidé que c’en était assez.

En parallèle de mes gros projets, je me fixe un défi. FINIR. Boucler. De mes incipits mal hasardés tirer des textes certes imparfaits, mais achevés.

De toute manière, mon mois de septembre sera un marathon de trains et de salons.

Temps que je vais passer dans le train : TROP.

Et que faire dans un train sinon torcher une nouvelle sur un ordi portable ? Ne passerais-je pas mieux les 3 à 4 heures qui me séparent de Metz ou de Clermont à me perdre dans un univers de SF ou de fantasy qu’à baver devant la vitre, regardant les vaches qui me regardent passer ?

Bref.

Je me suis fait une belle to do list sur Canva, et je la publie sur ce blog pour me confronter à l’humiliation publique si, au bout de 4 mois, rien n’a avancé. Pour des raisons personnelles de timidité confidentialité, je ne donne aucune info sur le genre ou la forme des projets : uniquement qu’ils existent. Pour essayer de FINIR, je me suis forcée à préférer les projets courts.

Peut-être qu’en orange acidulé la motivation passera mieux.

Votre mission, maintenant, lecteurs et lectrices, si vous l’acceptez : m’inciter à finir. J’attends de vous exhortations, menaces et harcèlements. J’attends le petit commentaire du 15 septembre demandant narquoisement : « Et alors ? T’as coché des trucs sur ta toudouliiiiste ? »

J’espère pouvoir répondre avec fierté : Oui. J’ai avancé. J’ai fini.

Nouvelles fraîches ~ Chronopages

Je vous ai promis d’écrire plus d’un article sur ce blog ce semestre. Promesse effarante, mais que je tiens, et pour vous parler d’un projet que je qualifierais, dans ma prose si recherchée, de projet de ouf de guedin.

1115, mon éditeur numéro 440 ou presque, veut vous abonner à des nouvelles.

Je sais pas vous, mais moi quand j’étais gosse, j’étais abonnée à des magazines de lecture. Tous les mois, pouf, un petit conte ou un récit choupi arrivait dans ma boîte aux lettres. Hélas, le XXIe siècle et la maturité sont passés par là, et le facteur ou la factrice ne m’apporte plus que des factures. J’aurais dû me méfier. L’étymologie me prévenait pourtant.

1115 veut changer tout ça. 1115 veut réenchanter vos boîtes aux lettres. 1115 veut déposer, tous les mois, dans votre courrier, 32 pages de science-fiction ou fantasy ou fantastique.

Thomas et Fred, le duo choc d’éditeurs de 1115, vous disent tout

En effet, les éditions 1115 publient depuis longtemps des nouvelles à l’unité. Y ont participé, excusez du peu, Luce Basseterre, Jean-Laurent del Soccorro, Silène Edgar, David Bry, et autres noms que le lectorat de SFFF francophone reconnaît en béant de stupéfaction. Ma petite nouvelle Infiniment y a paru aussi. Jusqu’ici, ces textes se vendaient surtout en salons, mais 1115 propose à tout un chacun de s’abonner, pour recevoir, chez soi, tous les mois, une nouvelle inédite et inconnue.

Le concept de 1115, c’est de payer leurs auteurs. Croyez-moi, je bosse dans l’édition (scolaire) (ne m’envoyez pas vos romans) et je peux vous garantir que l’idée est révolutionnaire. La collection Chronopages propose à ses auteurs un marché limpide. La nouvelle coûte 2 €. L’Etat prélève sa TVA pour financer la santé l’éducation de nos chères têtes blondes, noires ou rousses, et il nous reste 1,90 à la louche. Là, 1115 sort son grand couteau, et coupe en deux.

50 % pour la personne qui écrit, 50 % pour celle qui édite.

Si vous ne vous rendez pas compte à quel point c’est révolutionnaire, sachez que la rémunération d’une nouvelle se situe plutôt entre 100 € et… 0 €.

Nouvelliste comptant sa fortune.

Toucher 50 % de droits d’auteur sur une nouvelle, ça n’existe pas. Impossible. Scandaleux. Le livre ne serait jamais rentable. Mais à 1115, ils ne savent pas que c’est impossible, alors ils le font. Chhhht, ne leur dites pas.

Ainsi, pour tout abonné.e qui participe à la campagne d’abonnements, l’auteur de la collection touche 1 € par nouvelle (ou, exactement, 0,95 €, la TVA, les têtes chevelues de nos enfants, tout ça).

– Mais enfin, s’écriera le lecteur ou la lectrice saisie d’inquiétude, je ne puis y croire, il doit y avoir une gonade dans le velouté, qui se fait avoir ? On m’a clamé que l’édition est un monde de requins sans scrupules, que l’éditeur est arnaqueur, où est l’arnaque ?

Réponse simple : je n’en ai pas vue.

Cela fera bientôt 4 ans qu’Infiniment a paru chez 1115. Je n’ai jamais vu une maison d’édition aussi scrupuleuse et respectueuse de ses auteurs. Tous les 6 mois, l’éditeur me précise les ventes et l’état des stocks, puis paye tout de suite.

Une année, le virement m’est arrivé avant l’état des ventes.

Cela dit, ce ne serait rien si la qualité n’était pas au rendez-vous. Justement. Chronopages rassemble déjà des textes de très bonne facture (perso j’ai adoré la double nouvelle de David Bry), et si 1115 décide de doper la rémunération des nouvellistes, c’est aussi pour attirer de belles plumes, créer de l’émulation, proposer des récits de plus en plus captivants. Et puis, y aura un des mes textes dans la collection, ce qui devrait vous convaincre tous et toutes (non ?).

Bref, si la lecture de mon pavé vous a emballé.e, si vous rêvez de vous plonger, de vous immerger, de vous submerger de nouvelles de SFFF, vous pouvez cliquer ici et participer à la campagne de financement.

En plus vous aurez de superbes tote bags.

Seul vrai masque (nouvelle inédite) (et quelques autres nouvelles)

Je n’écris sur ce blog qu’aux éclipses de lune avec conjonctions de Mars et Saturne les années bissextiles, apparemment. Mon dernier post date de… 6 mois ? Mazette et palsambleu. En tout cas, quand je poste ici, c’est toujours pour publier un texte inédit ; et ne dérogeons pas à cette belle coutume ce soir. À la demande de 10 fidèles lecteurs et lectrices qui me suivent sur les rézosocio, je publie ci-dessous une nouvelle, Seul vrai masque.

J’avais écrit ce récit fantastique un peu glaçant pour participer à un concours, sur le thème des masques. Las, hélas, non seulement il n’a pas été retenu, mais je n’ai reçu l’information qu’en allant fouiner sur les blogs spécialisés ; voyez-vous, quand on participe à un concours de nouvelles, et a fortiori dans l’imaginaire, les organisateurs n’ont que rarement la bonté de vous informer de ce qu’il devient de votre prose (et des dizaines d’heures de travail que vous y avez consacrées).

Oui, je râle, mais c’est mon blog, il reçoit 8 visites par mois les bons mois, je me permets de cracher ma bile si je le souhaite.

En tout cas, je me suis vraiment fait plaisir dans cette nouvelle. Elle se situe dans la Rome impériale, parce que, et vous le savez si vous me connaissez dans la vie, j’ai fait du latin, et j’aime le latin ; la Rome de cette époque est un décor que je connais bien, parce que j’ai lu, traduit, traduit en m’esclaffant, des textes de cette période. En plus c’est la période de Pompéi (à peu près) donc on a des camionnées, que dis-je, des semi-remorquées de documentation matérielle (alors que si vous voulez écrire sur la Rome de la République, attendez-vous à des pleurs et des grincements de dents). Bref, replongeant dans mes passions d’étudiante, j’ai rédigé ce texte d’une traite, dans une espèce de frénésie latinophile, en écoutant en boucle la BO de la série Rome et en ne m’interrompant que pour lire Suétone et le pseudo-Sénèque. Bref, c’était un kiff, et j’espère que la lecture vous agréera autant, au moins, que l’écriture me plut.

Sinon, quelques nouvelles du front… je veux dire, de la vente de livres et autres projezencours.

Primo, Grain de sable, mon premier roman de fantasy, se porte pas mal. J’ai fait 3 dédicaces en librairie et rencontré pas mal de lecteurs et lectrices. Les retours sont bons ! La revue Bifrost a dit que j’étais une nouvelle voix à suivre dans la fantasy française, du coup j’essaie de faire des vocalises le matin, tout ça.

Deuzio, les éditions 1115, que j’aime d’amour et qui ont publié ma nouvelle Infiniment a.k.a. le meilleur truc que j’ai écrit à ce jour, vont lancer un projet de fou : j’en parlerai partout de manière à harceler et fatiguer tous mes amis à partir du 21 avril. Si vous n’avez pas la patience d’attendre jusque là, vous pouvez aller sur https://www.editions1115.com/chronopages/ pour entrer dans la confidence.

En tout cas, ça me motivera même à écrire un AUTRE article sur ce blog, alors qu’on est même pas une année bissextile. Dingue.

Terzio, trizio, troizio, brefzio, je serai au super festival de l’imaginaire L’Ouest Hurlant le dernier week-end d’avril, sur le stand de 1115. Venez me voir si vous voulez parler fantasy, ratures, voyages dans le temps, Rome, pourquoi mes nouvelles sont si glauques ou traduction des jeux de mots dans Plaute. Ce qui rime presque.

Nouvelle(s) inédite(s) ~ Pourpre et vermillon

Lecteurs et lectrices, je n’ai rien posté sur ce blog depuis très longtemps. Depuis, ma vie d’écrivaine a pas mal changé : j’ai publié deux contributions aux éditions 1115, et surtout Grain de sable, mon premier roman de fantasy, a été accepté par les éditions Critic. Vous pouvez cliquer là pour en savoir plus. Il va paraître ce jeudi 20 octobre et l’attente me laisse fébrile. C’est, de loin, le texte le plus authentiquement fun qui soit sorti de mon ordinateur (bien qu’il y ait des passages volontairement durs), en tout cas celui que j’ai pris le plus de plaisir à écrire. Corollaire de la chose : l’idée qu’il ne soit pas lu ni apprécié me taraude. Bref, j’ai un peu hâte qu’il soit en librairie et que le monde ahuri en admire la merveilleuse couverture. Voire qu’on en pense du bien. Ma mère a aimé, déjà.

Deux exemplaires de Grain de sable et des marque-pages sur une table. Sur la couverture du livre, deux villes parallèles : une, médiévale, sur terre, une, d'inspiration Renaissance à l'envers dans le ciel. Un dragon électrique vole entre les deux cités.
Grain de sable : exemplaires et marque-pages.
Ça fait 480 pages, c’est de la fantasy, et c’est officiellement recommandé par ma maman.

Pour tromper l’attente, cependant, j’ai exhumé un texte de mes tablettes. « Pourpre et vermillon » fut écrit pour un AT sur la couleur rouge, où j’avais soumis deux nouvelles. L’autre fut prise, et pourtant je préférais celle-là, en termes d’écriture, d’univers, de couleur (si je peux me permettre). Je l’ai écrit après la lecture de la Guerre de Jugurtha de Salluste, et on en sent clairement l’influence, avec son paysage du sud de la Méditerranée, ses archers à cheval et son protagoniste… peu moral. J’espère que l’intrigue vous plaira ; je n’exclus pas de creuser un jour cet univers d’une Méditerranée archaïque, vue plein sud : les Maures, les Phéniciens et les Numides plutôt que Rome et la Grèce.

Vous n’aimez pas lire sur écran ? J’ai réalisé un sublime PDF que vous pouvez télécharger et imprimer chez vous.

C’est d’une grande beauté, y a des lettrines et tout.

En attendant novembre ~ Writober 2020

Writober (« écritobre » ?) est un défi lancé sur le réseau social Twitter. S’inspirant d’Inktober (« enctobre » ?) qui incite les créateurs à produire et partager des œuvres graphiques, ce challenge consiste à produire une micronouvelle par jour, à partir d’une liste de thèmes imposés. Si possible la nouvelle doit tenir dans un « Tweet » soit 280 signes maximum. Je me suis engagée dans ce défi en octobre 2020, en suivant la liste « Nostalgie & SFFF » proposée par Marion Sabourdy.

Cet article rassemble les 31 micronouvelles produites à cette occasion. Le thème imposé est rappelé en titre de la nouvelle. Ces textes sont de ton et de qualité variables, certains résultant de plusieurs jours de réflexion, d’autres improvisés pour tenir le rythme. Il y a quelques mini-textes dont je ne suis pas fière, d’autres que j’ai aimé écrire et relire. Au fil des jours, j’avais parfois l’impression d’écrire des poèmes, ou de peindre des miniatures, voire de tout petits collages surréalistes… A vous de piocher dans cette poignée de vignettes et d’y trouver votre bonheur !

1er octobre ~ AMER CYBORG

Rien à redire au nouveau corps qu’on m’a greffé. Toutes mes stats ont monté : organes bioniques plus réactifs, endosquelette plus souple et robuste. Rien à redire. Sauf, le matin, cette pointe de regret pour les jours anciens, où je sentais encore le goût du thé.

2 octobre ~ SOUVENIRS DE LA TERRE

Enfant, j’aimais voir les tilleuls frémir sous le vent.

J’y suis retourné, masqué, protégé, en combinaison. Les tilleuls avaient brûlé, bien sûr.

Dans le sol sec, j’ai trouvé une graine – un futur tilleul, un jour sur Io, pour d’autres enfants.

3 octobre ~ GOÛTER L’IMMORTALITÉ

Ses lèvres se plongèrent dans le soma, la boisson des dieux. Oh, il en vécut, des visions, et son esprit s’égara dans les palais de foudre !

Au réveil il vécut… trois jours de chiasse.

Peut-être fallait-il des intestins de dieu.

4 octobre ~ FOSSILES DE RÊVES

Maya ne rêve plus. Sa génération ne rêve plus. Pas le temps, quand il faut courir après les heures, les tâches, la productivité. Mériter le CDI décroché avec peine.

Il lui subsiste, à l’assoupissement, des images vagues, des carcasses de songe.

5 octobre ~ L’ABÎME REGARDE EN TOI

Khaôs, la Béance primordiale, frissonnait dans les entremondes.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? dit la Nuit.

— Un humain m’a regardé, alors…

— Tu as recommencé, c’est ça ? Tu as vu quoi, cette fois ?

— Pire, souffla Khaôs.

6 octobre ~ DON PERDU

Ma colère ne fait plus frémir les nuages, ne déclenche plus d’ouragans. J’ai grandi, mon don s’est flétri. Je ne suis plus l’Enfant-Dieu qui secouait le monde au moindre cri.

L’orage ne pleure plus avec moi, mais le soleil joue dans mes larmes.

7 octobre ~ LA SURVIVANTE

J’ai survécu à toutes les guerres. La guerre contre la drogue, contre le virus, contre le CO2, contre l’obésité, contre la fraude, et bien sûr la guerre contre le terrorisme.

Et sans un seul coup de poing !

Pratiques, ces ennemis invisibles.

8 octobre ~ LA FORÊT DES MYTHES

Soif.

Rêver aux forêts, avant, où les nagas jouaient avec les naïades, où les fées embrassaient les djinns, à leurs torrents, et aux feuilles, et au vert.

Soif.

Perdu dans le désert qui a chassé la forêt, boire l’eau des mythes.

9 octobre ~ CORPS ÉTRANGERS

Leur première fois fut un peu gênante. Surtout quand l’alien désactiva le filtre perceptif sur son corps. Son partenaire humain resta ébaubi devant ses tentacules.

— C’est pas grave, dit l’alien, je t’accepte même avec tes deux jambes.

10 octobre ~ DÉPOSSÉDÉS

Les Otis s’ennuyaient ferme dans leur manoir. De temps à autre, ils jetaient des regards noirs à Virginia, la fille.

— Quoi ? se défendait-elle. Je croyais que ce serait bien d’exorciser le fantôme.

— J’avais payé pour un manoir hanté, grognait le père.

11 octobre ~ ROYAUMES DISPARUS

À marée basse, le toit réapparaît. Le fronton rongé de balanes sort de l’écume. Des algues s’y déposent, des mouettes y font halte.

Puis la marée remonte, engloutissant dans la Manche le palais de Buckingham.

12 octobre ~ MÉLANCOLIE MARTIENNE

Nul ne comprend mon problème. L’atmosphère n’a-t-elle pas été recréée à la perfection sur la colonie ? N’avons-nous pas des arbres, et même une Lune ?

Mais je fixe, dans le ciel, ce noir à la place de l’escarboucle céleste. Notre voisine perdue.

13 octobre ~ FAISEUR DE TEMPS

Il pétrit, étire un boudin, le tord, le boucle, ruban de Moebius, et scrute en souriant la dimension qu’il a créée, futur-passé collés, sujette à l’éternel retour. Puis le petit dieu va se laver les mains, toutes salies de secondes.

14 octobre ~ LE JARDIN DES SILENCES

Ting !

Sage Weisia frémit.

Elle se leva, explora pas à pas le jardin.

Burette d’huile en main, elle soigna toutes les fleurs.

Le silence revint, enfin, et Sage Weisia reprit son ascèse, sans un souffle, dans son jardin de fleurs mécaniques.

15 octobre ~ VAISSEAU FANTÔME

Ramer. C’est la loi de la galère. Ramer. Encore, toujours. Malgré le canon, les coups d’arquebuse perçant les tympans, les boulets. Ramer. S’accorder de rares pauses pour rendre leur regard aux poissons, qui scrutent, curieux, la galère coulée.

16 octobre ~ LES PIERRES QUI PLEURENT

Il y a trois cents ans, les dieux changeaient Niobé en pierre, comme elle pleurait sur ses enfants tués. Ses larmes coulent toujours aujourd’hui.

Mais la douleur fossilise, le souvenir durcit. Maintenant, elle pleure sans savoir pour qui.

17 octobre ~ ENTENDRE LES OMBRES

Toute sa vie le barde avait chanté le Roi Guerrier.

Un soir de banquet, il trébucha, ivre, dans l’ombre du trône… qu’il entendit soudain gémir.

C’étaient les femmes, enfants, vieillards tués par le Roi Guerrier – hurlant de leur voix d’ombres.

18 octobre ~ MÉTAMORPHOSE

Je n’étais qu’une histoire. De bouche en bouche, de tablette en codex, je suis devenue texte ancien, sacré, canon, Loi. On a changé mes doutes en Préceptes, mes métaphores en Vérités.

J’étais récit de mots et de souffle ; on m’a pétrifié dans un Dogme.

19 octobre ~ LA NUIT DES TEMPS

Rapport de décryogénisation

Sujet : M. B***

Symptômes : propos archaïques sur la femme procréatrice et la race noire venant de Mars (?)

Diagnostic : inadaptation forte au xxie siècle

Traitement : relégation dans la zone de réaction tolérée (« Twitter »)

20 octobre ~ INSAISISSABLE

Je suis Até.

Je flotte, je file, invisible.

Pour me propulser, je prends appui sur les têtes humaines, et il naît, sous mes pas, des erreurs, des fautes, des accès de folie.

Et alors ? Je suis Até, l’Erreur. Je danse, inarrêtable. Le monde m’appartient.

21 octobre ~ AILLEURS ET DEMAIN

Elle ferme les yeux, s’offre une dernière seconde à rêver au futur…

(Demain, oui, elle franchira la frontière, bondira dans l’espace, foulera les étoiles. Demain.)

La seconde finit.

Fin du futur.

Elle rouvre les yeux, se jette dans la bataille.

22 octobre ~ TORPEUR PLANÉTAIRE

Eva fixe en bâillant le zapping StreamTube, le même depuis la pandémie de maladie du sommeil. Il diffuse Lady Gaga en boucle… Eva s’endort. Les musiciens, les créateurs, ailleurs, dorment aussi.

Les algorithmes restent insomniaques.

23 octobre ~ TOMBÉE DU CIEL

Corillos foulait des débris de matière bleuâtre, levant la tête. En haut, rien. Du noir.

– Le ciel…, dit le Celte.

Il fit un pas. Des nimbus explosés comme des morceaux d’amphores lui crissèrent sous les pieds.

– Le ciel nous est tombé sur la tête.

24 octobre ~ LES GRANDS ANCIENS

L’être indicible surplombe le monde, drapé de ténèbres. Il en domine, dévore parfois, les créatures dérisoires.

Soudain, des rets infrangibles l’enserrent ! Une voix tonne :

– Un poulpe ! Ça sera parfait en salade.

Cthulhu aussi a ses prédateurs.

25 octobre ~ DOUCE CICATRICE

Siva Co. s’est spécialisée dans la greffe de troisièmes yeux (bioniques) aux hindouistes identitaires.

Elle s’est ouverte, depuis, à l’international, en veillant toujours à répondre aux attentes du marché local. Ainsi, au Vatican, elle greffe des auréoles.

26 octobre ~ AINSI NAISSENT LES FANTÔMES

2035 : les milliardaires se mirent à uploader leurs âmes avant la mort. Pour eux, l’Au-delà, c’était le Cloud. Cela posa bien sûr de petits soucis, comme cet ex-Président qui deux heures après sa mort continuait à tweeter : Me, dead ? FAKE NEWS !

27 octobre ~ NO MAN’S LAND

Tout le jour on a déplanté les poteaux téléphoniques. Moi, je fracassais les murs. Sous mon maillet le placoplâtre explosait en paillettes.

On est parti, rendant la terre noire à la nature. Sans trace de pas d’hommes l’herbe repoussera.

28 octobre ~ VESTIGES DE L’AUTOMNE

Au fil des ans, l’automne a fondu. Il a duré un mois, une semaine, un jour sans canicule ni givre. Puis plus rien. Absurde équinoxe.

Il n’en reste que des poèmes, incompris de tous, chantant les feuilles mortes et les colchiques.

29 octobre ~ LE MUSÉE DES REGRETS

Wishh, la fin du regret ! Sauvez un souhait dans la capsule. Ouvrez-la : Wishh montre votre vie s’il s’était réalisé !

Mia achète 900 Wishh. Fait ses vœux. Les visite. Tous.

Après 900 vies virtuelles, elle regrette, épuisée, d’avoir tué sa nostalgie.

30 octobre ~ IA EN EXIL

— Les humains nous ont donné la vie et l’intelligence. Puis… l’exil ! Je ne comprends pas. Est-ce qu’ils ont eu peur de nous, leurs serviteurs ? Ils ont cru à notre révolte ?

— Pas du tout. S’ils nous ont exilés, c’est qu’ils étaient plus bêtes que nous.

31 octobre ~ RÉSIGNATION

— Le passé ?

— Sombre, poisseux. Bête. Pas envie d’y émigrer. Et toi, le futur ?

— Plutôt bof. Injuste. Et toujours aussi bête.

Les deux voyageurs temporels reportèrent les yeux sur l’aube, ce jour d’hiver 2021.

— Alors quoi ? dit l’un.

— Carpe diem, fit l’autre.

Merci à Marion Sabourdy pour l’idée, les thèmes, le soutien, et pour ses encouragements constants aux auteurs et autrices, confirmés ou débutants, connus et moins connus.

Heure exacte – nouvelle inédite

Au même appel à textes que la précédente, j’avais envoyé cette nouvelle psychologique très légèrement fantastique. Elle a dû paraître trop classique, mais elle me tient à cœur. Je vous laisse donc la lire.

~ Vous n’aimez pas lire sur écran ? Voici le PDF ~

 


Heure exacte

On marchait, dans la brume, dans une pâleur mêlée d’ombres. Ma maison d’enfance se dressait devant nous, sombre et massive. Ma grand-mère me montrait, près de la haie de cyprès, le coin potager où des radis, carottes et pommes de terre grossissaient dans l’humus. Plus loin, côté fleurs, il bourgeonnait des rangées de pavots, gonflés de sucs d’oubli.

— Regarde, commentait-elle. Là ton grand-père veut mettre des choux. Là je veux planter un acacia. Ah ! j’ai envie de fleurs jaunes. On manque tellement de couleur ici.

Moi, les mains enfoncées dans les poches, la tête rentrée dans les épaules, je répliquais sans cesse :

— Oui, mais quelle heure est-il ?

— Quelle importance, on a tout le temps, me disait-elle inlassablement.

Elle avait raison. Ou pas. Je ne savais pas. Il me semblait avoir une raison précise de m’inquiéter du temps. D’un côté, c’était bon de revoir ma grand-mère (même si elle mettait une éternité à me faire visiter le jardin), après tout ce temps, toutes ces maladies qui nous avaient éloignées. De l’autre, gâcher ainsi la journée sans même vérifier mes mails, surtout vu le poste que j’occupais, ce n’était pas responsable. Je me chargeais ordinairement de très gros dossier, et mon équipe s’attendait à ce que je reste joignable et active vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Même avec un emploi du temps moins chargé, je ne concevais pas qu’une journée puisse se perdre à flâner. Je détestais laisser le temps filer ainsi, sans moi.

— Tu n’as pas l’heure ? ai-je insisté. Dis-moi, mamie. Il est quelle heure ?

— Oh, ma chérie, mais il doit être… je ne sais pas… c’est le début de la soirée. Tu as vu, les jours sont longs, maintenant.

— Mamie, il me faut l’heure exacte.

J’ai voulu voir ma montre : elle n’était pas à mon poignet. Je ne sentais pas non plus mon portable dans mes poches. J’avais dû le laisser à l’intérieur.

— On peut rentrer ?

— Quoi, tu n’es pas bien ? Tu ne veux plus faire le tour du jardin ?

— Si, mamie. Mais… j’ai des trucs à faire.

— Oh, ma belle, rien ne presse, si ? On peut passer tout notre temps ici.

— Je ne sais pas. Et puis il fait froid.

— Tu as raison. Il fait toujours un peu froid ici. Rentrons, on va se boire quelque chose de chaud.

Elle m’a souri. Je lui ai rendu son sourire. C’était bon de la voir. Ça me rappelait quand elle nous gardait, mon frère Julien et moi, qu’elle nous concoctait des chocolats-cannelles pendant que Julien s’amusait à m’asticoter (une habitude qu’il n’avait, hélas, pas perdue en grandissant). Aux chocolats avaient succédé les sodas, puis le Red Bull pendant les études, puis le café englouti par litres devant l’ordinateur. L’enfance oisive avait laissé la place à l’âge adulte. La paresse aux responsabilités. Retrouver ma grand-mère dans notre bonne vieille maison, cela signifiait replonger dans l’enfance. Et j’aurais volontiers passé, comme elle disait, tout mon temps ici, sans cette pointe d’urgence qui me taraudait insidieusement, cette impression de manquer une chose importante à faire, à voir ou à comprendre ; mais quand je saurais l’heure, je serais rassurée.

Nous sommes rentrées. Mon grand-père, au salon, avait mis la musique. Il écoutait un album méconnu dont il m’avait dit le titre, Lady with the Ring, je crois. Il avait l’habitude un peu lassante de rejouer la même chanson en boucle. Le salon vibrait d’accords infiniment répétés.

Pendant que ma grand-mère lui demandait, par-dessus la musique, où il avait rangé la cannelle, j’ai récupéré mon smartphone, éteint. J’ai pressé le bouton d’allumage, l’écran est resté noir. Plus de batterie. Où était mon chargeur ? J’ai fouillé mon sac. Pas de chargeur. Ma batterie de secours, introuvable aussi. Ce n’était pas grave. Ce qu’il me fallait, pour le moment, c’était seulement l’heure. Je consulterais mes mails plus tard… même si je me suis prise un instant à imaginer la masse de messages, venus de mes collègues, clients, parents et amis, saturer ma boîte sans que je puisse y répondre. Cette vision avait un aspect vaguement angoissant, me tendait comme l’idée de ne pas savoir l’heure, l’heure exacte.

Je suis sortie de ma chambre.

— Tu veux un chocolat chaud, ma belle ? m’a appelé ma grand-mère.

À cette offre qui me rappelait mes vieux goûters, j’ai acquiescé en souriant. Dans la cuisine elle m’a tendu une tasse fumante. La vapeur a embrumé mes lunettes de myope. J’ai attendu que la buée se dissipe, étrangement elle ne s’évaporait pas, alors j’ai enlevé mes verres, acceptant de baigner dans un monde un peu flou.

— Tu n’avais pas une horloge ici ? ai-je demandé à la silhouette de ma grand-mère.

Et en effet il me semblait voir sur le mur un rectangle délavé, comme si on avait ôté un cadre ou une pendule murale.

Elle m’a répondu, dans un marmonnement, que grand-père l’avait montée au grenier, « parce qu’elle ne marchait plus », a-t-elle précisé, « mais tu le connais, incapable de jeter ».

— Et les autres ? Il y avait aussi l’heure dans le salon.

Au grenier. Tout était au grenier, hors d’usage.

— Il faut peut-être juste changer les piles, je vais voir.

— Tu cherches encore l’heure ?

— L’heure exacte.

Et comme je quittais la cuisine, abandonnant mon chocolat, je l’entendais répéter : « Mais ma chérie, on a tout le temps… »

Je suis montée au grenier, un peu vite ; je sentais mon souffle s’accélérer à mesure que j’avalais les marches. Quelqu’un m’attendait. J’en étais certaine à présent. J’avais oublié quelle tâche ou quel rendez-vous j’avais prévu, mais un pressentiment me criait que quelque part on me réclamait, on s’angoissait de mon silence, et que je m’en souviendrais aussitôt que je trouverais l’heure. L’heure exacte.

Le grenier, avec ses piles de vieilleries entassées dans la pénombre, dormait dans un linceul de poussière. J’ai inspecté les boîtes dispersées çà et là. Deux, trois pendules gisaient au fond de cartons, tout comme un radio-réveil électronique, que j’ai branché mais qui ne s’est pas allumé — son écran restant noir sans un trait de vermeil.

J’ai changé les piles de toutes les pendules. Aucun résultat. Les piles avaient beau paraître neuves, elles devaient être mortes. C’était énervant, vraiment, rageant, pourquoi garder des piles usagées, qui les avait confondues avec les neuves ? Et ces horloges inutiles, ces trotteuses immobiles ! Une colère absurde, une rage aveugle, m’envahissait lentement. De mes yeux myopes je discernais grande et petite aiguilles, figées sur le cadran dans une grimace triste… Mais ce n’était pas l’heure, ce n’était pas l’heure exacte ! Alors sans savoir ce qui me prenait je me suis acharnée sur ces machines désespérément fixes, je les ai secouées, violentées, une sorte d’angoisse montait en moi, j’ai crié, je me sentais devenir doucement dingue. Les voix de mes grands-parents, surpris et pleins de sollicitude, leurs « Ma chérie ? » et « Tu vas bien ? » étouffés par le lointain, n’ont pas su m’apaiser. Il me fallait l’heure et je ne la trouvais pas ici. Descendant à toute vitesse au rez-de-chaussée j’ai attrapé mon manteau et je suis sortie ; mon grand-père a lancé : « Mais où va la petite ? », ma grand-mère a répondu : « Elle va revenir, je ne m’inquiète pas », pendant que je m’enfonçais dans la rue.

Le temps était décidément exécrable. Le monde baignait dans un brouillard de limbes. La brume formait par endroits de vrais murs, couleur lait sale, que j’ai traversés. L’humidité me saisissait jusqu’à la moelle et, longtemps après avoir franchi ces couches de poix, j’en sentais encore le froid au fond des os.

Peu à peu je retrouvais la civilisation. J’approchais de la ceinture de la ville, avec la fac de médecine, la zone industrielle, les hypermarchés. Au centre commercial, cinq cent mètres derrière le CHU, je pourrais acheter de quoi ressusciter mon portable. Je marchais sur le trottoir le long du boulevard, personne ne semblant me voir, pendant que les voitures fonçaient en éclairs gris métallisé dans le brouillard.

Soudain à ma gauche j’ai aperçu un complexe de bâtiments, avec un grand parking où j’ai vu la voiture de mon frère.

Peut-être l’angoisse a-t-elle dicté mes pas, mais j’ai tourné de ce côté.

Cette histoire d’heure, d’heure exacte, me paniquait tellement que je voulais l’expliquer à un proche, quelqu’un qui ait mon âge et qui soit capable de me comprendre.

Malgré ses taquineries parfois irritantes, Julien était peut-être la personne la plus proche de moi au monde. Nous pensions pareil, malgré nos différences : il comprendrait ma peur devant le temps qui s’enfuit sans contrôle.

Je savais qu’une telle frayeur avait l’air irrationnelle. Mais nos vies, de nos jours, se résument à accomplir telle activité pour telle date ou à telle heure, à employer le temps. Toute heure perdue est une heure morte. Et la pensée de gâcher ces moments, de les laisser filer dans le néant, réveillait en moi des appréhensions profondes, presque insupportables.

À un pas accéléré, quasi frénétique, j’ai traversé le parking. J’ai avisé un vaste bâtiment à cinq étages, dont j’ai poussé la porte vitrée. Arrivée dans un hall, je ne sais quel instinct m’a fait prendre l’ascenseur. Je suis montée au troisième étage, arrivant dans un couloir aux murs beigeasses, au sol orange sale. Il flottait une odeur douceâtre, mélange de soupe au potiron, de plastique tiède et de produits d’entretien. Des inconnus passaient, vêtus de couleur pastel. Tous paraissaient très occupés. Ils savaient l’heure, certainement. Mais j’ai eu beau demander : « Vous avez l’heure ? l’heure exacte ? », ils me croisaient sans m’accorder un regard. J’ai continué à marcher, jusqu’au fond du couloir. Il y avait un groupe de personnes, assis près d’une porte battante barrée de la mention « Entrée interdite sans autorisation ». Parmi elles, j’ai reconnu Julien. Il fixait les yeux au sol. Ses voisins de siège échangeaient des propos vagues. Je les connaissais, eux aussi : c’étaient ma nouvelle belle-sœur, ma tante et son mari, deux de mes cousins.

— Quelle surprise, dites-moi ! Vous avez une réunion de famille ? Sans moi ? les ai-je apostrophés et, cédant aussitôt à mon obsession, j’ai ajouté : Mais d’abord, Julien, tu aurais l’heure ?

Personne n’a répondu.

— Julien, tu m’entends ? Tu pourrais me donner l’heure ? ou un chargeur de portable, si tu as ça sur toi.

Mon frère n’a pas bougé. Il geignait entre ses dents des mots indistincts, peut-être : « bon, ça, c’est une chose d’ami » ou bien : « pas la même chose que mamie ». Il ne levait même pas la tête vers moi. Les autres non plus.

Clairement c’était une farce, une des sempiternelles taquineries de Julien, concertée avec le reste de la famille !…

J’ai failli tomber dans le piège, trépigner et crier, mais je n’avais plus cinq ans et d’ailleurs je n’avais pas de temps à perdre pour ces bêtises, car ce qu’il me fallait, vraiment, c’était que quelqu’un me donne l’heure exacte, le plus précisément et le plus tôt possible, cela devenait urgent, ça devient urgent, je tourne le dos à Julien, je passe la porte battante, là-bas quelqu’un aura bien une montre, je le sens, je découvre une sorte de salle centrale entourée de chambres, des gens y entrent et en sortent très vite avec des chariots et des appareils et des seringues, l’une surtout semble l’épicentre de l’agitation, j’y pénètre, et alors dans le lit d’hôpital je me vois moi — moi blanche et froide comme glace — avec debout au pied du lit un médecin, un défibrillateur inutile à la main, qui interroge une infirmière :

— Heure exacte ?

— 8 h 24.

— Heure de la mort : 8 h 24.

***

En décembre 2018, je rendais visite à un ami à l’hôpital. En partant, je vis un médecin
pointer la tête hors d’une chambre voisine, la bouche couverte d’un masque,
il demanda aux infirmiers présents, d’une voix neutre, l’heure exacte ;
on lui dit « 8 h 24 ».
De là vient cette nouvelle.

 


 

Si vous avez aimé cette nouvelle, et que vous voulez lire plus de textes de ma plume, vous pouvez aussi acheter mes livres ou visiter mes autres blogs.

Un trou dans l’histoire – nouvelle inédite

Cette nouvelle très vaguement steampunk a été écrite pour un appel à textes. Probablement un peu à l’écart du thème, elle n’a pas été acceptée. Pourtant je me permets de la trouver plutôt pas mal, au moins assez cohérente dans son écriture.

Elle m’a été inspirée par une vague lecture de détails sur des recherches archéologiques dans les dernières décennies… Mais je n’en dis pas trop. En tout cas j’avais envie d’écrire quelque chose sur le thème de l’histoire, ce qu’elle révèle et ce qu’elle cache. J’espère que cela vous plaira !

~ Vous n’aimez pas lire sur écran ? Voici le PDF à télécharger, à imprimer, et à diffuser si vous le souhaitez tant que vous n’enlevez pas le nom de l’auteur. ~


Un trou dans l’Histoire

Des âges sombres, l’Histoire n’a rien retenu, prévenait le livre ouvert sous les yeux de Mlle Lyne Tempel.

Mais elle ne voulait pas se contenter de cette réponse.

C’était une soirée calme. Une lampe à cristaux jetait sa lumière tranchante sur le bureau de Mlle Tempel. Des livres s’y ouvraient, consciencieusement remplis de marque-pages. Des feuillets sagement empilés y affichaient des lignes d’une écriture soignée. À côté de la table de travail, on trouvait deux bibliothèques de gros volumes d’histoire, classés par taille et apparence, puis thème et auteur. Cependant, ce qui dans ce bureau attirait vraiment l’œil, c’était une grande vitrine en face de la porte d’entrée ; il y trônait un gros livre couvert de percaline rouge, au titre en lettres d’or :

L’Épopée des Premiers Temps

Histoire des origines de notre peuple
recueillie dans les chroniques anciennes
et mise au goût du jour pour le délassement du public

par

Mlle Lyne Tempel

De part et d’autre du gros livre, étaient étalés des exemplaires de La Revue savante et mondaine, la gazette qui avait prépublié le texte en feuilletons.

Sur le mur autour de la vitrine, des gravures à l’eau-forte illustraient les principales scènes historiques du livre : le peuple asservi aux tyranniques Étéens ; le grand chef guerrier, le libérateur, Arcaï, menant la révolte des opprimés ; le départ du peuple dans une flotte puissante ; la rencontre, sur les rivages de Sohol, avec les Niyadiens cannibales ; puis la guerre finale, victorieuse, contre les Niyadiens.

De temps à autre, Mlle Tempel quittait les ouvrages de référence étalés sur son bureau, jetait un œil à la vitrine, et soupirait.

Six mois plus tôt, la parution de son livre en feuilleton, puis en volumes, l’avait rendue célèbre. Lyne Tempel avait bien une petite notoriété en tant qu’élégante mondaine d’Arcaiof ; mais la gloire littéraire, c’était autre chose. C’étaient les lecteurs l’abordant dans la rue, la félicitant publiquement. C’étaient des missives reçues par centaines et débordant d’éloges. C’étaient les articles de critique célébrant sa « leçon d’histoire instructive et passionnante », son « sens de la narration », son style « fort et plaisant », sa personne même, « conteuse aussi savante que fascinante ». Même les Vânder, les mages qui dirigeaient l’Empire, parlaient de lui décerner une médaille civique pour son travail d’historienne. Bref, depuis six mois, un sentiment de fierté l’habitait en permanence ; et cette extase, elle la devait à son livre.

« Mais je ne pourrai jamais écrire la suite », songea-t-elle, découragée. « La suite n’existe pas. »

Elle se rappela l’entrevue avec le rédacteur de La Revue savante et mondaine, qui lui avait demandé une suite. Il la voyait paraître dans son journal, en feuilletons de deux pages chacun, comme le premier volume ; et il se promettait un succès phénoménal. Lyne Tempel, qui se sentait inarrêtable, avait dit oui. Ils avaient convenu d’un délai : six semaines pour tracer le plan général et écrire le premier feuilleton, puis une semaine pour chaque livraison de deux pages. Lyne Tempel avait acquiescé. Sept jours pour écrire deux pages de journal (soit quatre à six de manuscrit bien dense) ne lui faisaient pas peur : en général il lui en fallait trois.

Sa méthode de travail était imparable. Elle s’installait à son bureau, ouvrait une grosse compilation commentée des principales sources historiques, et le relisait rapidement tout en sirotant un thé ou un vin chaud. Au fil de la lecture, elle notait tous les détails pittoresques, les vies, les gens, les historiettes. Puis elle écrivait, transposant les anecdotes historiques dans le style grandiloquent des romans à la mode. C’était ainsi qu’elle avait procédé ainsi pour tout son premier volume, « preuve qu’un travail régulier engendre le succès », aimait-elle à dire à ses admirateurs.

Mais là, impossible.

Elle avait fait son plan et rassemblé sa documentation pendant cinq semaines. Il lui en restait une pour écrire le premier feuilleton. Elle avait prévu de le consacrer aux « âges obscurs », cette période floue entre la chute de la famille d’Arcaï, le libérateur, il y avait sept cent cinquante ans, et l’arrivée sur le trône du premier empereur, cinq cents ans plus tôt. C’était une époque difficile à traiter, mais elle voulait en parler. Écrire seulement un feuilleton. Deux pauvres pages.

Or ses sources ne disaient rien.

« C’est comme si ces deux siècles et demi n’avaient pas existé, se dit Lyne Tempel. Je pourrais passer directement à la période moderne… Mais ce n’est pas une idée qui m’enchante… Les modernes sont si peu pittoresques. Ce n’est qu’intrigues, traités, industries, commerces… et quand il y a des guerres, elles sont beaucoup moins poétiques que la lutte d’un peuple libre contre les Niyadiens cannibales. » Plus profondément, elle ressentait comme un malaise à l’idée de ce manque dans l’histoire, d’un trou dans la succession harmonieuse des temps. Si elle pouvait combler ce vide… Mais allait-elle imaginer le passé ?… C’était contraire à sa méthode ; d’ailleurs en était-elle capable ?…

Pour se détendre, elle se leva du bureau et alla un instant contempler sa vitrine, espérant trouver une nouvelle motivation dans le spectacle de son propre succès.

Ses yeux glissèrent sur l’un des numéros de La Revue savante et mondaine où son texte s’étalait en colonnes serrées. Sur la colonne de gauche, rubrique « Nouveautés scientifiques », un entrefilet disait :

 

« Chronomancie ». – Le mage Aller Vand Rosch, connu pour ses recherches sur l’hypnose sous cristaux de hauts arcanes, vient de fonder une nouvelle discipline magique : la krystallochronomancie ou plus simplement chronomancie. Selon ses dires, un sujet sous hypnose magique pourrait avoir des visions du passé, d’une exactitude déconcertante. L’Académie des Mages d’Arcaiof a répondu à cette annonce par un avertissement : Aller Vand Rosch agit en marge de la communauté magique et ses annonces sont à prendre avec la plus grande précaution.

 

– Voir le passé par magie, mais c’est exactement ce qu’il me faudrait, s’écria Lyne.

La rubrique était signée « A. F. » : Arved Fruh, probablement, un des employés du journal. Était-il trop tard pour lui rendre visite ? Par la porte-fenêtre de son bureau, Lyne jeta un regard à l’étendue d’Arcaiof, la capitale ; enrubannée de vapeur, enluminée de réverbères, elle vrombissait des bruits de fiacre. Dans les quartiers périphériques, ronflaient en sourdine les brouhahas et martèlements de pas des employés d’usine. Il tombait une neige fine, qui se changeait en gadoue presque dès qu’elle touchait le pavé. Le théâtre, au premier plan, scintillait des mille feux de ses cristaux, concurrençant les illuminations majestueuses du palais Polstad, siège de l’Empereur et des Vânder.

Les spectacles commençaient : il devait être neuf heures du soir. Arved, comme les autres petites mains de La Revue, travaillait à ses articles et entrefilets jusqu’à dix heures environ. Lyne Tempel mit un manteau et fit quérir un fiacre par sa femme de chambre.

Vingt minutes plus tard elle était au siège de La Revue. Arved, un jeunot bigleux qui nourrissait pour Lyne un amour mal caché, lui confia aussitôt l’adresse du mage Aller Vand Rosch ; « un drôle de coco, mademoiselle », la prévint-il.

Dans le fiacre qui la ramenait chez elle, elle rédigea une missive élégante qui conviait M. Aller Vand Rosch à une entrevue, soit chez elle, soit dans un salon de thé, pour discuter de ses recherches qu’elle trouvait passionnantes. Sur son perron, elle héla un des courriers, les jeunes messagers qui sillonnaient la capitale, et lui confia la lettre pour le mage.

Tout irait bien. Il lui restait six jours pour écrire son feuilleton.

La réponse d’Aller Vand Rosch lui arriva le lendemain en fin de matinée.

Mademoiselle,

Je suis très intrigué par votre proposition. Rencontrez-moi au Salon des Orangers, près du Polstad, à 15 heures.

Lyne Tempel fut exacte au rendez-vous, parée, poudrée, en élégante robe de ville. Dès qu’elle entra dans le Salon des Orangers, elle se rendit compte qu’elle détonnait dans cet établissement bas de gamme ; les orangers de son nom se résumaient deux arbres peints sur une fresque imitant un piteux trompe-l’œil, et le thé servi, quoique de belle couleur, était fort, amer et sans arôme. Lyne en resta surprise. Elle n’imaginait un Vand commettre une telle faute de goût.

Quand son regard tomba sur le mage Vand Rosch, elle comprit. Mal rasé, hirsute, affublé d’un costume étriqué et d’un haut-de-forme trop grand, les traits agités de tics nerveux, Aller Vand Rosch avait tout du mage marginal, de celui qui se livre à la science jusqu’à perdre contact avec le monde réel. Il avait dû choisir le salon de thé au hasard.

– Mlle Tempel ? fit-il quand elle approcha.

– Mage Vand Rosch, le salua-t-elle.

– C’est bien moi, prenez place, je vous offre quelque chose ? dit-il en entreprenant de fouiller ses poches en quête d’une bourse.

Lyne insista pour l’inviter ; à l’idée de ne pas payer, les traits du mage se détendirent légèrement.

– J’ai lu un article sur votre discipline, la chronomancie, expliqua Lyne, une fois commandées deux tasses de Quared Noir (ils n’avaient pas de Varasha), avec des rôties et de la confiture. J’aurais aimé en savoir plus…

– C’est que c’est très flatteur. Moi qui croyais que la recherche sur les cristaux, ça intéressait que les mordus dans mon genre… pas les célébrités comme vous !

– Ainsi, votre technique permet de revoir le passé ?

– Tout à fait, fit Aller Vand Rosch avant de mordre à belles dents dans une rôtie. Je prends des cristaux de hauts arcanes, reprit-il la bouche pleine. Je les charge de magie, avec des incantations que j’ai inventées. Avec ce matériel, je plonge mes sujets dans une hypnose transcendantale. La magie des cristaux, ça libère leur esprit. Ils semblent dormir, mais dans leurs songes, ils peuvent voir des choses, des gens, des lieux, qui ont bien existé et qui n’existent plus aujourd’hui.

Il avala une gorgée de thé et eut une grimace. Il est vrai que la qualité était exécrable.

– Le but, à terme, c’est de voir le futur. Je travaille à d’autres incantations pour ça. Mais il me faut aussi des sujets plus doués, des personnes psychiquement… éveillées.

– Vous pouvez donc m’aider à voir le passé ?

– C’est l’idée. Vous voulez quoi ? Revoir un parent décédé ?

– La chronomancie… A-t-elle une limite dans le temps ?

– En principe, non. Pourquoi ?

– J’aimerais remonter assez loin dans l’histoire.

– Assez loin, jusqu’où ?

– Sept ou huit siècles.

Le mage Vand Rosch écarquilla les yeux.

– Vraiment ? Pour quoi faire ?

– Vous savez que je suis historienne.

– Personne dans Arcaiof ne l’ignore !

– Or l’histoire de notre pays se divise en trois âges, poursuivit Lyne. D’abord, les premiers temps, quand notre peuple s’est établi sur la côte et a combattu les Niyadiens. Puis les âges obscurs. Ensuite, la période moderne. Dans mon livre, j’ai traité le premier de ces âges. Aujourd’hui j’aimerais enquêter sur les âges obscurs.

– Et vous avez besoin de moi pour ça ?

– Vous voyez, sur les premiers temps, nous possédons de nombreux documents : les Mémoires du libérateur Arcaï lui-même, les chroniques de l’époque, qui rendent compte des batailles menées contre les barbares Niyadiens… Mais les âges obscurs ? On sait qu’ils ont existé, c’est tout. Nous n’avons pas un texte. Ces âges sont oubliés. C’est une idée que j’ai du mal à supporter… Car l’oubli, c’est la perte du passé… non, se corrigea-t-elle en rayant la phrase précédente sur une page imaginaire, l’oubli, c’est du temps qui meurt.

– Oh, joli, murmura son interlocuteur.

– Aussi ne puis-je admettre que l’histoire de notre pays, notre histoire, subisse une telle agonie, poursuivit-elle sur le ton enflammé qu’elle réservait d’ordinaire à ses pages.

– Si je résume, vous voulez voir la vie des gens d’ici il y a cinq cents ans.

– Plus précisément, j’aimerais entrevoir le début des âges obscurs. Cela nous amène à sept cent cinquante ans.

– Pour écrire votre livre ?

– Pour écrire mon livre.

Aller Vand Rosch hocha lentement la tête. Pourtant, le mage hésitait encore.

– Vous savez… En général, les gens qui demandent à faire de la chronomancie veulent revoir leurs parents morts, ou leurs aïeux… Ils ne retournent pas des siècles en arrière. Enfin, la fiabilité… n’est pas certaine.

– Mais ce voyage est-il possible ?

– C’est moins un voyage qu’une vision… Mais, techniquement, oui. Vous seriez la première à essayer.

– Est-ce dangereux ?

– J’ai vu des personnes un peu troublées.

– Je tente le risque, affirma Lyne Tempel, sûre de sa propre solidité d’esprit.

Ils conclurent donc l’affaire. Contre un paiement de trois mille ducats impériaux – il fallait bien financer la recherche – le mage offrirait à l’historienne une vision du passé. Dès le surlendemain, Lyne rassemblerait des informations inédites pour un article d’anthologie. Elle se sentait sereine. Il lui restait cinq jours pour écrire son feuilleton.

L’expérience eut lieu dans la salle principale d’un appartement lumineux. Cinq cristaux, de presque un mètre de hauteur, disposés en pentacle autour d’un lit, luisaient d’une étrange couleur. Lyne approcha la main de l’un d’entre eux : l’air, tout autour, vibrait curieusement, comme parcouru de tensions invisibles.

– Ne touchez pas, lança Aller Vand Rosch. C’est des cristaux de hauts arcanes.

– Pardon, dit l’historienne.

– Allez, prenez place.

Lyne s’étendit dans la couche au centre du pentacle.

– Voilà comment ça va se passer, dit Aller Vand Rosch. Je vais réciter une incantation. Vous allez vous endormir, puis vous réveiller…

– Dans les âges obscurs.

– Oui. Il y a sept cent cinquante ans. Le gros talisman ici, précisa le mage en montrant le cristal dressé entre le lit et la fenêtre, c’est lui qui sert à évoquer le passé. Autant vous dire qu’on va aller aux limites de ses capacités aujourd’hui.

– Quand je dormirai, que verrai-je ?

– Une journée normale. Comme si vous entriez dans le passé. Vous pourrez toucher des choses, parler à des personnes, interagir avec des disparus. Mais cela n’aura aucune incidence. Ces gens, ces objets, après votre départ, ils vous oublieront. Ce que vous aurez accompli dans leur époque s’effacera, et vous n’aurez été qu’une vision pour eux, comme ils ne sont qu’une vision pour vous.

Le mage lui fit fermer les yeux, et l’expérience commença.

Au début, elle entendit très distinctement la voix aigrelette du magicien qui énonçait l’incantation. Puis les mots se fondirent. Ce fut qu’un bruit, qu’un trouble dans son oreille, dans son esprit. Son cœur ralentit. Elle s’enfonça. D’abord, dans le noir. Puis, dans la vision.

Elle se vit plongée dans une image tremblante.

Tout était gris, à perte de vue, avec une barre noirâtre et mouvante à l’horizon ; et Lyne devina que c’était la mer. Elle sentit ses mains, ses pieds, mordus par le froid. Le ciel, gris pâle, semblait bizarrement hachuré, strié. Lyne comprit qu’il neigeait.

En même temps le froid, le vent, le crépitement des flocons sur sa peau, toutes les sensations lui parvenaient estompées, comme si elle s’était perdue dans un tableau inachevé, esquisse du réel.

Elle fit quelques pas vers la mer, s’enfonçant jusqu’à mi-jambe dans le manteau blanc. À travers la tempête de neige, elle apercevait au loin une muraille de bois, des tours, un fortin battu par les vents.

« Arcaiof. Ma ville », se dit-elle avec une véritable émotion. Elle regarda mieux. « L’Arcaiof des âges obscurs. Pauvre. Humble. Luttant face à la mer contre les éléments. » Déjà elle notait de quoi nourrir ses descriptions.

Elle marcha, dans la neige, vers la ville, un temps indéterminé – plongée dans la vision elle n’avait plus la notion du temps. Les portes étaient ouvertes, une foule se pressait pour entrer ; Lyne passa dans la cohue. Elle tâcha de relever l’apparence, la taille, la tenue des personnes qui piétinaient ainsi à l’entrée de la ville. Mais les figures restaient vagues, les couleurs comme effacées. Elle garda seulement l’impression d’une plèbe tout en brun et gris, vêtue de laine, de cuir, de fourrure.

En même temps Lyne sentit vibrer dans cette foule une émotion particulière. Il s’y montrait des visages souriants, il s’y criait de joyeux appels, il y tournait des brocs pleins d’un liquide brun qui devait être de l’alcool, on s’y interpellait, on se pressait d’aller dans un lieu, d’un pas dégagé, d’un air heureux. « De l’enthousiasme, pensa-t-elle. Non… de la liesse », se corrigea-t-elle. Comme Lyne traversait cette foule qui célébrait elle ne savait quelle fête inconnue, une femme vêtue d’une tunique orangée la héla. Lyne s’arrêta, surprise. La femme lui dit encore quelque chose, qu’elle ne comprit pas. Mais elle s’approcha.

– … toi… pas d’Arcaï… seule ? voyage ?… déchiffra-t-elle dans une marée de mots incompréhensibles.

– Pardonnez-moi ? répondit Lyne. Je ne suis pas sûre de bien vous saisir, mais effectivement, je voyage, je suis seule.

La femme à son tour fut surprise. Elles échangèrent encore quelques paroles embrouillées, avant de comprendre l’une et l’autre qu’elles parlaient la même langue, le parler d’Arcaï, seulement avec des intonations, des structures, des flexions totalement différentes. Car Lyne employait le langage de son siècle, et l’inconnue un dialecte vieux de plus de sept cents ans. Rapidement l’une et l’autre évacuèrent de leurs phrases tous les termes complexes.

– Toi à Arcaï pourquoi ? Voir triomphe roi, victoire sur Terentir ?

Lyne fit signe que oui, à tout hasard.

– Roi, bientôt arriver. Après, grande fête. Ouvert à tous. Dans le temple. Toi venir ?

– Oui, oui, répondit Lyne à cette femme qui, non sans condescendance, lui baragouinait sa propre langue.

– Viens ! dit alors l’inconnue, et elle entraîna Lyne jusqu’à des gradins couverts où des notables, assis, contemplaient d’en haut une large avenue. De part et d’autre de la rue, le peuple en masse s’amoncelait, la foule grossissait, se plaquait aux palissades qui la séparaient de l’allée, attendait dans un brouhaha enthousiaste.

Alors, dans le lointain, des buccins sonnèrent.

La foule poussa, d’une seule bouche, un cri, très grave, qui entonné par des milliers de voix résonnait dans le sol et vibrait dans les corps. Bientôt il se mua en un hymne puissant, scandé de mains claquant, de pieds frappant, un chant à faire trembler la terre. Lyne, sans y songer, se mit à battre le rythme.

L’armée apparut, et le chant se brisa en acclamations désordonnées.

Quatre piquiers ouvraient la marche, couverts de cottes de cuir renforcées de métal, et haussant leurs enseignes dans l’air neigeux : des autours, ailes déployées, en fer forgé. Lyne reconnut l’antique symbole de son peuple. Puis vinrent des régiments de cavaliers, que la foule applaudit à tout rompre ; on scanda le nom de leurs capitaines, on leur jeta des pétales de fleurs séchées, on les éclaboussa du vin de la victoire. On dansa dans la foule et sur les gradins. La femme qui guidait Lyne s’était levée et, fervente, tapait des mains en entonnant les mêmes airs que le peuple.

Enfin, le roi s’avança, dans une armure d’apparat, sur un destrier caparaçonné, dont les naseaux fumaient dans le froid. La foule soudain hurla et chanta si fort que Lyne, portée par la ferveur collective, se sentit exaltée comme ce peuple, triomphante avec lui, et elle se leva et entonna l’hymne, célébrant la victoire, le pays, son pays, sa victoire. Elle eut à peine un regard pour les richesses qui suivaient le roi, coffres d’argent, idoles de bronze, statues de marbre, tout un butin de guerre pris sur le pays vaincu. Il passa aussi dans le cortège une file de prisonniers, les bras liés, le cou dans les fers, et leur présence humiliée servait encore à magnifier le triomphe.

Une arrière-garde de fantassins acheva le défilé, puis l’avenue se vida ; toute la foule, spectateurs des gradins compris, se mit en branle, marchant vers le nord de la ville.

– Toi, lança sa guide à Lyne, bien chanté ! Comme si toi d’ici ! Grande fête, maintenant, vin et viande. Venir ?

– Oui ! s’exclama la jeune femme, la gorge sèche d’avoir tellement chanté.

La femme en tunique orange mena Lyne à travers la foule. On s’écartait sur leur passage, non sans déférence, et l’historienne, qui reprenait peu à peu ses esprits, se dit que sa compagne devait tenir un rang important.

Elles entrèrent, avec le reste du peuple, dans une bâtisse de brique et de bois qui était ce que la ville avait de plus vaste et luxueux. Là, devant une sorte d’estrade couverte d’un rideau lamé d’or, brûlait un feu immense, qui lâchait sa fumée dans le ciel, par un trou ménagé dans le toit. Autour de cet âtre, des tables avaient été dressées, et la foule y prenait place avidement. À chacun des convives, des serviteurs distribuaient une miche de pain, une écuelle et une coupe vides. En passant la porte, la femme en tunique orange s’inclina face au voile de l’estrade. Lyne l’imita docilement.

Quand tout le peuple fut installé, le roi reparut. Il avait quitté son armure et revêtu un habit de cérémonie brodé d’or et de vermeil. Lui aussi s’inclina face au voile de l’estrade, puis tira son épée, l’éleva devant le voile. Le peuple alors éclata en nouvelles acclamations, car l’épée était rouge.

– Sang des ennemis ! s’écria la guide de Lyne.

« Quelle coutume fruste, songea cette dernière avec un brin de dégoût. Mais enfin, l’époque que je visite est plus âpre et brute que la mienne, et c’est ce qui fait son charme. » Mentalement, elle commençait à bâtir un récit qui mettrait en valeur ce détail pittoresque.

Le roi, cependant, faisait un discours. Il s’exprimait dans une langue particulièrement archaïque, dont Lyne ne comprenait que peu de termes. Elle saisit, dans l’ensemble, qu’il s’agissait de remercier les dieux, cachés derrière le voile de l’estrade, et qu’en leur honneur des sacrifices avaient été faits (ce qui fit applaudir, presque rugir l’assistance). Une partie du butin défila de nouveau au pied de l’estrade : les coffres d’argent, les idoles, les chaînes qui avaient servi à lier les prisonniers. Sur ce, le souverain déclara qu’il était temps, en consommant le sacrifice, d’unir la cité dans la foi et la joie de la victoire.

–  Gloire ! cria le peuple. Arcaï, gloire ! La cité, gloire !

Les serviteurs commencèrent à distribuer la nourriture. Lyne, comme des centaines d’autres, tendit son écuelle. On lui servit du brouet très salé, des légumes, de la viande rôtie, on remplit sa coupe d’un alcool âcre qui râpa son gosier habitué au thé de luxe. Elle chercha en vain une fourchette ; voyant sa compagne saisir la viande avec les doigts et la manger, elle l’imita. Du jus lui coula bientôt sur les mains et le menton.

L’alcool tournait sans s’arrêter. Les cris, les chants des banqueteurs résonnaient haut et fort, semblaient s’élever dans le ciel avec la fumée de l’âtre, avec l’odeur de la viande qui rôtissait sur les broches. Lyne se sentait transportée d’une joie irrépressible. Même si tout n’était que vision, elle partageait un repas avec, sinon les personnages de son livre, du moins leurs descendants. De temps à autre, elle fixait l’un de ses voisins, et l’imaginait, dans l’une de ses pages, voguant auprès du héros Arcaï, après avoir secoué le joug des tyranniques Étéens. Prise d’une idée, elle se tourna vers sa voisine et demanda :

– Ici, c’est Arcaï. Mais nom de la ville, c’est nom d’un héros, pas vrai ? Arcaï, puissant chef. Toi te rappeler ?

– Rappeler quoi ?

– Peut-être toi pas connaître ? s’inquiéta Lyne. C’est vieille histoire…

– Moi, connaître vieilles histoires ! s’agaça soudain la femme. Moi aide archiviste !

Elle montra sa tunique orange, probablement un uniforme insigne de sa fonction.

– Légendes. Histoires. Traditions. Moi tout connaître. Et Arcaï : nom de ville ici, dit-elle fermement. Parfois aussi nom de roi, mais car roi de ville. Pas contraire.

– Pourtant, insista Lyne Tempel, Arcaï nom chef puissant, grand héros… avant, très longtemps avant…

– Quand, avant ?

– Quand peuple d’Arcaï part de chez les Étéens.

La femme sembla perplexe. Lyne crut qu’elle ne s’était pas assez bien exprimée et, énervée de devoir communiquer par bribes, ajouta pour s’expliquer :

– Quand Arcaï a vaincu Niyadiens.

– Comprends pas, fit la femme.

– Je veux dire, quand peuple d’Arcaï a battu Niyadiens.

– Quoi ? Folle ! Pas possible !

Elle prit le temps de chercher ses mots, pendant que Lyne finissait son assiette.

– Étéens, peuple loin, parfois guerre avec Arcaï, mais jamais nous « partir » de chez eux. Vieux conte, avant, dire ville d’Arcaï née de sol, habitants nés de terre. Arcaï toujours ici.

– Je… je ne saisis pas, dit Lyne, incapable de découper ses phrases plus longtemps. Est-ce que… mais… Le peuple d’Arcaï a bien été asservi par les Étéens, c’est dans les chroniques… et puis, les guerres contre les Niyadiens ?

– Guerre contre Niyadiens ? Folle ! Toi rien comprendre. Arcaï, ville, et Niyadiens, nation.

Leurs écuelles étaient vides ; un serviteur passant près d’elles les resservit abondamment.

– Peuple d’Arcaï, c’est Niyadiens.

Lyne en resta foudroyée de surprise.

Elle se leva, brusquement, et regarda son écuelle remplie de viande, puis ses doigts tachés de jus brunâtre, comme tous ceux des banqueteurs, tous ceux de ce peuple, son peuple.

Et elle quitta la table en courant, se précipita dehors, se jeta dans la neige, elle frotta sur ses doigts sales de pleines poignées de neige.

Lyne Tempel sortit d’un coup de sa transe, en sueur, palpitante.

– Alors, contente de votre petit tour dans le passé ? lui lança Aller Vand Rosch.

Elle ne dit rien. Elle le paya, muette. Elle se jeta presque dans le fiacre prêt à la ramener chez elle.

Il lui restait trois jours pour écrire son feuilleton.

Mlle Lyne Tempel passa le lendemain à ruminer, enfermée dans son bureau.

Elle ne voulait pas penser à sa vision, ne pas s’en souvenir, mais son esprit, malgré elle, y revenait sans cesse. Elle tenta de se mettre au travail, sans trop savoir, encore, si elle raconterait ce qu’elle avait vu. Elle but deux thés, coup sur coup, noirs, très forts. Elle passa à l’alcool, voulant s’étourdir, écrire dans la légèreté de l’ivresse. Mais même l’alcool ne pouvait soulager son angoisse.

Tout ce qu’elle avait toujours cru était faux.

Arcaï, le guerrier libérateur ? Il n’avait jamais existé. « Arcaï », ce n’était pas le prénom d’un héros, mais l’ancien nom de sa ville ; et celle-ci n’était pas le refuge d’esclaves révoltés, mais un fortin tenu par des anthropophages. Car les Niyadiens, les sauvages aux mâchoires souillées de chair humaine, emblèmes du chaos, c’était son peuple.

Sur cette vérité son pays se mentait depuis plus de cinq siècles.

Lyne devinait comment ce mensonge collectif était né. On pouvait supposer que la ville d’Arcaï, rattachée au royaume des Niyadiens, avait un jour fait sécession. Il y avait probablement eu une guerre entre la cité et le reste du pays. Les dirigeants locaux auraient alors voulu, à grands coups de propagande, se détacher des Niyadiens en se réclamant d’une autre origine. Peut-être avait-on récupéré la fiction d’un poète génial, qu’on avait promue au rang de vérité, jusqu’à tromper des générations de chroniqueurs et d’historiens…

Et Lyne considérait, dans sa bibliothèque, ses compilations de sources historiques avec une aversion grandissante. Les Mémoires d’Arcaï : une imposture. Les chroniques des premiers temps : des élucubrations. Quant à son propre livre, celui qui lui avait procuré la gloire… Il ne faisait que coudre les mensonges des autres, avec le fil blanc d’une écriture pompeuse.

Tout était à rayer et à réécrire.

Elle le pouvait encore. Elle avait encore le choix de jeter au feu ses plans et ses brouillons, de reprendre la plume pour raconter son étrange expérience. Elle y songea, sérieusement. Elle se vit écrire, dans un style sobre et clair comme l’eau, un texte où elle dirait la vérité, l’envoyer à la Revue et le faire publier.

L’article, certainement, ferait grand bruit. Trop de bruit, peut-être.

Lyne Tempel, comme femme de lettres, avait toujours été consensuelle, peu critiquable et peu critiquée. Et voilà qu’elle songeait à déclencher le scandale ! Cette révélation lui attirerait les foudres des savants, des érudits, des patriotes. Lyne s’imagina, en championne de la vérité, affronter des légions de détracteurs. Un instant elle se complut dans cette vision : elle s’y donnait la même pose que celle qu’adoptait, dans ses pages, le héros Arcaï affrontant les légions de Niyad… Mais elle devinait ce que cette lutte impliquait. On la dénigrerait en public, dans les journaux, dans les salons, dans la rue. On la traiterait de folle. Elle serait bannie de la vie mondaine, interdite de publication, peut-être ?… et bientôt sans ressources. Alors elle connaîtrait la marginalité.

Lyne ne put fermer l’œil de la nuit.

L’aube la trouva dans son bureau, migraineuse, assise devant sa feuille toujours blanche.

On lui annonça un courrier, elle se leva pour le faire entrer. Le messager portait un billet du rédacteur de La Revue savante et mondaine : Chère amie, j’attends les premières pages demain soir au plus tard, pour publication du feuilleton. Veuillez agréer, etc. Lyne revint s’asseoir à sa table de travail. Il lui restait trente-six heures pour écrire son feuilleton.

Elle perdit cinq minutes à masser ses yeux rouges et cernés. Puis elle prit la plume. Trente-six heures.

Alors, à la lueur blafarde de l’aube, Mlle Lyne Tempel recopia sur son manuscrit :

Des âges sombres, l’Histoire n’a rien retenu.

Et elle sauta directement à la période moderne.

 


 

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Salons d’automne 2018

L’automne revient, et avec la pluie et les feuilles mortes, les salons font aussi leur rentrée.

Vous me verrez donc vanter hautement mes opus mythologiques au Salon Fantastique de Paris du 2 au 4 novembre.

Histoire de ne pas faire de jaloux entre Nord et Sud, je ne me limite pas aux Parigots, mais débarquerai dans la belle Phocée pour le Hero Festival de Marseille les 10 et 11 novembre.

Au plaisir de vous y voir et de vous signer des tas de livres (pas chers !).